Quand j’étais petit, on pouvait passer des heures à regarder un copain jouer sur la dernière console, avec le dernier jeu qui venait de sortir. L’attente du « Game Over » au terme duquel la manette nous était promise semblait interminable, mais au moins nous avions l’espoir de passer un niveau. Aujourd’hui, savez-vous comment s’appellent les copains avec lesquels vos enfants passent le plus de temps ? Ce n’est ni Pit, ni Hugo, ni Alex, mais plutôt Squeezie, Ninja ou Rubius.
Évidemment, ce ne sont pas des amis dans la vraie vie, mais sur Twitch ou YouTube. Autant dire qu’il est inutile d’espérer qu’ils vous laissent faire une petite partie. Tout ce que vous pouvez faire, c’est laisser un commentaire ou un émoji. Super ! Alors comment expliquer le succès des streamers de jeux vidéo, où des inconnus diffusent simplement leurs meilleures parties en les agrémentant de commentaires sur le vif ? Il y a une certaine ironie à imaginer que, après avoir perdu son temps à jouer pendant des heures sur sa Playstation, le premier réflexe soit de prendre son téléphone pour perdre son temps à regarder d’autres joueurs pendant des heures. Le principe est assez simple, on voit la personne dans un petit encart dans le coin de l’image, dont la majeure partie consiste en un partage de l’écran du joueur. Avec leur casque, et leur sweatshirt, ils sont un peu comme vos collègues en visio, sauf qu’ils ne dorment pas à moitié en feignant de s’intéresser à ce qui se passe sur l’écran. Ils sont à fond et rassemblent des centaines de milliers de followers.
Certes, on peut éprouver une certaine admiration devant les niveaux les plus rapides de Tetris, où vous venez à peine de voir la prochaine forme qui va tomber que certains joueurs savent déjà à quel endroit il faut la faire glisser, mais que penser d’un « speedrunner » capable de terminer le dernier Zelda en moins d’une heure (comptez cent fois plus pour un être humain normalement constitué) ? Certains matchs de football dans la vie réelle sont aussi palpitants qu’un motif de papier peint, mais quel plaisir trouver à regarder un joueur professionnel de Fifa mettre huit buts à Manchester United avec le F91 Dudelange ?
La première hypothèse pour expliquer un tel succès serait que, comme l’insomniaque qui allume la télévision à 3 heures du matin pour s’abrutir avec une émission sur la pêche à la mouche ou avec une rediffusion des championnats du monde de billard, l’adolescent aurait besoin de mettre en veille son cerveau à fréquence régulière. À force d’apprentissages scolaires, de découvertes extra-scolaires et de sollicitations permanentes, les neurones surchauffés demanderaient une pause pour se refroidir.
Selon une autre théorie, le côté rassurant de l’expert traçant la voie à suivre dans un univers virtuel permettrait de donner confiance au novice et dédramatiserait l’aventure virtuelle. Tout le monde n’est pas prêt à affronter des armées hostiles, se battre contre des orques ou massacrer des extraterrestres à tour de bras sans un minimum de préparation. En découvrant ce qui l’attend, le joueur atténue le stress lié à l’inconnu. Que ceux qui déplorent la tristesse d’une vie sans surprise avouent s’ils n’ont jamais regardé le petit dépliant dans les boîtes de chocolats Leonidas pour échapper à celui fourré à la crème de banane.
Enfin, il faut avouer que le quotidien est assez stressant : Covid, guerres aux portes de l’Europe, crise économique, désinformation, montée des populismes et réchauffement climatique. À notre époque c’était Sida, guerre froide, crise économique, censure, montée des populismes et catastrophe nucléaire. Bref, rien n’a fondamentalement changé, alors pourquoi ne pas profiter du climat de novembre et de l’ambiance démoralisante du pire mois de l’année pour perdre des journées entières à des activités aussi inutiles qu’inoffensives. Je ne suis pas certain qu’enchainer les Sudokus, regarder les bûches brûler dans la cheminée ou regarder le meilleur pâtissier soient beaucoup plus instructifs que quelques streams.