Rien n’a la vie plus dure et rien n’est plus dommageable qu’une idée reçue. En tout. Et plus que dans tout autre domaine, malgré les apparences, en arts, notamment en musique. Les conservatoires, les chœurs, les orchestres ne sont devenus accessibles aux femmes qu’à la fin du XIXe siècle. Les causes ? Relégation des femmes à des tâches domestiques, misogynie, machisme. Et celui-ci est loin d’être mort, comme l’atteste ce jugement péremptoire d’un certain Herbert von Karajan : « La place d’une femme est dans la cuisine, pas dans un orchestre symphonique » ! Et dire que c’est une femme, sainte Cécile, qui est la patronne de la musique ! Dès lors, c’est pour ainsi dire par effraction que les femmes ont pénétré dans le monde de la musique, malgré les barrières imposées par les hommes. C’est particulièrement vrai des créatrices, dont les compositions étaient jugées avec condescendance et étiquetées sans envergure. C’est grâce à des initiatives très louables comme celle menée dans des conditions difficiles par Danielle Roster du Cid/Fraen an Gender, que l’on commence à peine, et très lentement, à arracher à l’oubli et à enregistrer bien des pages du répertoire féminin, lequel est beaucoup plus consistant qu’on le croit.
Après Helen Buchholtz (1877-1953), la pionnière, Lou Koster (1899-1973) est l’autre grande dame de la composition luxembourgeoise. Dans un corpus de 250 partitions, la mélodie se taille la part du lion, avec quelque 170 pièces sur des textes de poètes et poétesses en majorité luxembourgeois, rédigés dans les trois langues officielles du pays. La mélodie figure au commencement et à la fin de l’itinéraire de notre compositrice. Or, voici que, dix ans après Mady Bonert et Venant Arend, c’est Vincent Lièvre-Picard qui, accompagné au piano par Emmanuel Olivier, fait honneur au répertoire vocal kostérien en enregistrant un florilège kaléidoscopique et lyrique à souhait de pas moins de 28 mélodies sur des poèmes de Musset, Verlaine et d’une belle brochette d’auteur(e)s de chez nous.
Le Français est un ténor pour le moins admirable : son timbre est charnu, son aigu limpide, sa maîtrise non seulement vocale mais aussi expressive, son enthousiasme contagieux, son sens poétique incontestable. Évitant de faire un sort à chaque affect, et esquivant, par là-même, tout excès de pathos mélodramatique, sans pour autant gommer les fêlures poignantes qu’instille la douce mélancolie dont la compositrice a le secret, notamment dans son domaine de prédilection qu’est la mélodie, épaulé – qui plus est – par un partenaire idoine au piano (qui est, en l’occurrence, un acteur de premier plan et, à l’instar de celui qu’il accompagne, un modèle de finesse et de sensibilité à force d’être attentif aux moindres inflexions de la voix de ce dernier), il excelle à faire ressortir les climats harmoniques subtils dans lesquels baignent ces airs dont l’esthétique sobre, claire, populaire (ce n’est pas un gros mot !) et délibérément « anachronique » en ce sens qu’elle se situe – à dessein – en porte-à-faux avec l’esthétique « inouïe » d’avant-garde, n’a pas grand-chose à voir avec la période couverte par la vie de l’artiste.
L’insigne beauté de ces mélodies, même si elles n’ambitionnent en rien d’ouvrir au genre des perspectives radicalement nouvelles et qui stylistiquement se rattachent incontestablement à la lignée Schubert-Chaminade, dans la mesure où s’y fondent harmonieusement les meilleures traditions de la chanson française et du lied germanique (ce qui – soit dit entre parenthèses – reflète parfaitement la double culture de cette créatrice inclassable qu’est Koster, partagée qu’elle est entre ses ascendances allemande et luxembourgeoise francophile), cette beauté, donc, mise en valeur de surcroît par des interprètes tout aussi insignes, fait que le temps d’écoute de ce disque paraît un éclair. Une bonne heure de musique qui n’est qu’un seul bonheur, tant l’auditeur passe un heureux moment dans la grâce et l’harmonie, bercé par des mélodies aux capiteuses fragrances délicieusement « rétro » pour ne pas dire « vintage », bien écrites et enlevées avec une élégance de ton et une sûreté expressive de bon aloi. L’esprit des mélodies relève d’inspiration diverses : telle est construite comme un air d’opéra (Garde ton cœur encor’), telle autre traduit une passion orageuse (Silence vers vous tendu), telle autre encore est ponctuée de ces soupirs et suspensions dramatiques propres au romantisme (Nostalgie). Chaque chanson est caractérisée dans une interprétation ad hoc, marquée d’un charme sans artifice, tantôt frémissante de vie (Le rossignol), de fougue (Sérénade à Nina), tantôt de sensibilité (Pluie sur l’eau), de poésie (Chanson d’automne) ou de gravité (Ma douleur). Rarement symbiose entre mélodie et poésie nous a paru aussi réussie, ce qui se traduit par une concision quasi aphoristique (la pièce la plus courte, Printemps, dure exactement 1’05 ; la plus longue, à peine 3’23). Quelle extraordinaire diversité, par ailleurs, dans cette anthologie généreuse, mais peut-être un tantinet trop sage !
Ce qui frappe, enfin, c’est l’apparente facilité avec laquelle le ténor fait respirer les tendres mélopées de Koster, auxquelles il apporte un engagement et des courbes sonores qui leur vont à ravir, tout en leur ôtant ce qu’elles peuvent avoir parfois de patelin ou de facilement hédoniste. Une musique à découvrir ou à redécouvrir, servie – à la faveur d’une approche élégiaque, intériorisée et peu contrastée – comme elle a été conçue, et ce n’est pas là mince compliment. Voilà un album qui s’impose bel et bien comme une gravure de premier ordre, et qui nous fait attendre avec impatience les volumes suivants.