Pianiste de haut vol et compositeur de grand talent, David Ianni a plus d’une corde à son arc. Et, bien qu’il affiche à peine 35 printemps au compteur, il peut déjà, à force de tracer avec une belle obstination son sillon hors norme, inclassable, se prévaloir d’un parcours peu banal, lui qui remporta son premier prix à l’âge de quinze ans, et qui, dès l’âge de neuf ans, s’essaya à la composition, donc bien avant de se lancer, après s’être perfectionné auprès d’Anatol Ugorski et Radu Lupu, dans une carrière internationale qui le conduira non seulement aux quatre coins de l’Europe mais jusqu’en Inde et au Japon.
S’inscrivant dans le sillage de Night Prayers – Mystical Piano Dreams (2011), Prayers of Silence, le nouvel album de David Ianni, lui aussi consacré exclusivement à des compositions de son cru, a tout d’une mise en musique de l’identité musicale et spirituelle d’un musicien protéiforme et viscéralement chrétien, qui a trouvé sa voie propre : celle d’un langage minimaliste et épuré, qui passe par une recherche particulière des timbres, un lyrisme raffiné et l’affirmation d’une foi inébranlable.
La beauté fascinante du Heiligen See à Potsdam, qu’illustrent les photographies de Monika Schulz-Fieguth agrémentant le livret d’accompagnement, a inspiré à l’artiste de chez nous une méditation en musique qui s’articule en cinq temps, à l’image des cinq saisons que documentent les clichés de la photographe potsdamoise (novembre, saison de transition entre l’automne et l’hiver, étant la cinquième). Un thème unique – simple, répété ostinato et varié ad libitum – que sertissent des ornementations mélodiques faisant allusion à ce que Mère Nature peut avoir d’impermanent, de changeant, d’éphémère, symbolise ce que le Saint Lac a, lui au contraire, de permanent, d’intemporel, d’inaltérable, d’impérissable pour ne pas dire d’éternel.
La reprise perpétuelle du motif de base que n’affecte en rien le jeu perpétuellement renouvelé des saisons comme l’atteste le calme qui ouvre et clôt chaque pièce du recueil, finit par instiller dans la tête de l’auditeur non seulement un sentiment profond de paix intérieure, d’équanimité, d’impassibilité, mais encore – comme le suggère au demeurant le titre de l’album – une attitude d’orant. La musique se fait prière, face à la révélation de quelque chose de surnaturel, introspection devant le mystère de l’éternité nec varietur de l’Être, aspiration à une réalité transcendante, chant d’action de grâce qui vibre dans le cœur et l’âme de l’auditeur.
Vigoureux, sans fioritures, mais capable aussi, sous les doigts inspirés de l’interprète Ianni, de finesses impalpables, de nuances arachnéennes, d’inflexions éthérées, le piano conjugue avec bonheur l’influence de la polyphonie ancienne et du plain-chant médiéval que le compositeur Ianni a appris au contact du regretté organiste Carlo Hommel, avec un langage empreint d’une grande pureté stylistique, d’une simplicité pour ainsi dire biblique (au risque du simplisme), d’une grande élévation d’esprit (au risque de l’emphase), et qui, l’un dans l’autre, n’en demeure pas moins bien personnel.
Étonnante est, par ailleurs, l’aisance avec laquelle notre pianiste gère l’énergie musicale que sous-tend une volonté de ne pas laisser dans l’ombre, toujours accommodante, des détails finalement importants. Étonnante, encore, la facilité avec laquelle il parvient à combiner une technicité presque sans faille, une ferveur véritablement mystique et une sensibilité sismographique qui laisse à la musique le temps de respirer, de chanter et même d’observer des silences lourds de sous-entendus. Confondante, enfin, la facilité avec laquelle il change de registre, diversifie les éclairages : de quoi prendre toute la mesure de son pianisme atypique, apprécier les multiples facettes de sa palette de procédés compositionnels.
Ainsi, Obsculta op. 97, pièce nocturne et énigmatique, procure une sensation d’étalement du temps dans une autre dimension, tandis que De Profundis op. 71 se caractérise par une sorte d’adéquation proprement sophrologique du fond et de la forme. Afterthought op. 102 traite en clair-obscur une capacité de suggestion onirique, un art du silence jamais gratuits. Rosa mystica op. 84 administre la preuve que suavitas n’est pas forcément synonyme de mièvrerie sulpicienne. Les langueurs délicatement pointillistes de Holy Lake op. 91, parfaitement en situation, se fondent dans des résonances aquatiques, s’étirent avec douceur pour enfin se poser, avec une mélancolie pastorale, dans un mystérieux espace ouvert sur l’infini.
Si, dans cette nouvelle livraison, Ianni nous sert, à coup de fluctuations rythmiques, d’incertitudes tonales, de dissonances méticuleusement dosées, une musique insaisissable, pouvant dérouter à la première écoute, si bien que plusieurs auditions s’avèrent nécessaires pour en apprécier la richesse et la profondeur de pensée, il n’en reste pas moins qu’il signe avec cette collection de bijoux d’un genre très particulier, une œuvre d’orfèvre qui mérite d’occuper une place de choix dans la discothèque de tout mélomane qui se respecte.