Voici matière à déplorer la trop grande discrétion au disque de Jean Muller qui, entre autres belles choses, avait gravé, voici trois ans, une magnifique intégrale des Ballades de Chopin, et voici dix ans, une somptueuse Sonate de Liszt, un compositeur dont notre interprète est manifestement épris de longue date. Muller et Liszt ? Cela va presque sans dire, tant entre eux deux, c’est une histoire d’amour, une affaire d’osmose. Or, force est de constater qu’avec ce nouvel album dédié au grand compositeur hongrois, inventeur du piano moderne et prophète de la musique de l’avenir, le pianiste de chez nous vient à coup sûr de franchir un cap, tant les caractéristiques de son jeu, une vie rythmique puissante mais qui n’obère guère la rigueur formelle, la clarté de l’élocution, le sens du rubato, l’incroyable goût du vertige qui lui fait prendre des risques insensés en se tenant toujours au bord du précipice à force de dévaler les octaves à tombeau ouvert, semblent encore avoir progressé au fil des ans, et ce dans le sens d’une jubilation pianistique encore plus ardente et d’une sensation véritablement physique de la musique comme de l’instrument.
Je connais peu de pianistes qui se hasardent à enregistrer la Méphisto-Valse n° 1 dans l’arrangement de Busoni/Horowitz, pour la simple raison qu’il s’agit de l’une des pages les plus virtuoses du virtuosissime Magyar. Et j’en connais encore moins qui tentent la traversée complète de ce cahier proprement diabolique que constituent les terrifiantes 12 Études d’exécution transcendante, l’un des sommets pianistiques les plus variés, les plus exigeants aussi, du fait même de cette variété poétique incessante et des chausse-trapes techniques qui s’y accumulent. Or, Jean Muller a osé accomplir cette odyssée. Oui. Et en arpenteur inspiré, s’il vous plaît. Et ce non seulement au disque, mais également au concert, lors du récital phénoménal qu’il a donné à la Philharmonie, le 24 février dernier, une prestation absolument époustouflante, dont nous nous sommes fait l’écho élogieux dans ces colonnes. Comme le résume le grand pianiste français Jean-Claude Pennetier, cité dans le livret d’accompagnement : « Tout y est : les doigts, la tête, le cœur ! »
Dans la convulsive « méphistophélie » qui ouvre le bal, notre pianiste administre d’emblée la preuve éclatante qu’il possède la virtuosité électrique, quasi voltaïque, dont Liszt, dans cette page chef-d’œuvrale, fait usage jusqu’à la pyrotechnie. Et l’on demeure pantois face à l’aisance confondante avec laquelle il triomphe de ce qui est l’un des plus inaccessibles sommets de la « bravoure » lisztienne, et ce tout en veillant, avant de les enchâsser dans ses feux d’artifices de prestidigitation, à assurer la primauté du chant et de la respiration.
Ce qui frappe d’abord dans les Études d’exécution transcendante, c’est leur caractère transcendant, leur virtuosité échevelée. Vécues au plus profond d’elles-mêmes à la suite d’un long et intime commerce avec leur auteur, les redoutables Transcendantes sont jouées comme de la musique et non pas comme un pesant pensum scolaire d’exercices digitaux. On n’en voudra pour preuve que la cinquième, Feux follets, la plus subtile, mais aussi, au dire même de l’interprète, « peut-être la page la plus difficile qui ait jamais été écrite pour le piano ». Jouée comme elle l’est avec des doigts de magicien et avec un lyrisme prenant à vous tirer des larmes, elle apporte un démenti cinglant à ceux qui ne voient en Liszt qu’un champion de martèlements fulgurants, d’arpèges diaboliques et de sauts d’octave vertigineux. S’il l’est à coup sûr, il est aussi le contraire, le poète des nuances impondérables. Et si, dans les Études les plus volcaniques (Mazeppa, Wilde Jagd), il arrive que le médium soit phagocyté par l’aigu et le grave, l’équilibre que trouve Muller entre les différents aspects (architectural, sonore, narratif, psychologique, lyrique), est d’autant plus admirable qu’il ne se fait pas au détriment de la verve expressive. Aussi ceux qui seraient tentés de penser qu’il se sert de manière irrévérencieuse de ces partitions frénétiques, volubiles, excessives (que l’on peut aimer avec passion ou rejeter pour leur excès de notes, de cavalcades, de crescendos), pour mettre en valeur ses dons inouïs, devront-ils rendre les armes à l’écoute, tant ces acrobaties qui pourraient paraître assez vaines et passablement artificielles s’accompagnent d’un sens inné de la poésie, de la phrase évocatrice et de climats qui donnent leur prix à chacune de ces pages.
Voici, portée par une prise de son remarquablement définie, l’une des plus étourdissantes et passionnantes démonstrations pianistiques qu’il nous ait été donné d’entendre depuis belle lurette, et qui nous fait dire que désormais Jean Muller joue définitivement dans la cour des grands.
Cerise sur le gâteau : le pianiste ne se contente pas de matérialiser sa passion pour Liszt par une interprétation solide, volontaire sans emphase, roborative, toute gonflée de sève, impressionnante de vigueur « naturelle » car aisée ; il la montre également à la faveur d’un texte de présentation enthousiaste, précis, et d’aussi grande qualité que son jeu. Plus qu’un témoignage précieux sur l’art magistral d’un magicien autochtone du clavier, ce Liszt d’élite est une belle réussite discographique, illustration patente d’un talent épanoui, parlant spontanément au cœur, un amour d’album, un must, un cadeau à faire ou à se faire pour vivre mieux.