Il n’aura fallu à notre Philhar[-]monique que quelques mois pour sortir le deuxième volet de l’intégrale qu’il consacre aux œuvres pour orchestre de Claude Debussy. Or, disons-le tout de go : il faudrait être franchement pisse-vinaigre pour trouver à redire à cette deuxième livraison, laquelle, au demeurant, a fait l’objet de critiques dithyrambiques de la part de la presse internationale spécialisée.
En début de programme, le Prélude à l’après-midi d’un faune, sommet emblématique de l’œuvre orchestral du compositeur. C’est avec un art consommé que l’OPL évoque les langueurs du faune affolé par les nymphes. Velouté diaphane des cordes, justesse parfaite des cors, enfin et surtout, magnifique flûte solo (Étienne Plasman), avec ses arabesques oniriques aux chromatismes voluptueux, dont la dissolution (la « lente pâmoison », dirait Mallarmé) est comme l’expression éthérée de la passion charnelle, le tout dans une atmosphère imprégnée de mystère, à la faveur d’une alchimie quintessenciée des timbres et des harmonies.
La pâte debussyste « lève » grâce à une alliance heureuse entre sensibilité et lisibilité, entre sensualité et musicalité. Se révélant coloriste inspiré, dans cette partition génialement novatrice qui ouvre une ère nouvelle, Emmanuel Krivine veille avec une science que l’on dirait infuse, mais en même temps avec l’humilité du passeur, à ce que tout soit en place, et surtout à sa place. Une grande leçon de style.
Entre la fluidité de cette « musique de plein ciel » (Debussy) et les caprices fantasques qui estampillent la Rhapsodie pour clarinette qu’Olivier Dartevelle rend avec brio, le contraste est on ne peut plus saisissant. Les Deux danses (sacrée et profane) mettent en exergue un autre membre de l’orchestre, la harpiste Catherine Beynon. La première Danse est baignée de lumière tamisée, la seconde, de mélancolie pénétrante. Préfigurant la magie envoûtante de l’Après-midi d’un faune, les deux mouvements de Printemps incarnent, comme l’écrit Harry Halbreich dans la notice, « le meilleur jeune Debussy ». La sensualité y est déjà bien présente, à la fois suggérée et réelle, aiguë et cachée derrière un sfumato typiquement impressionniste. L’écriture apparaît elliptique, pleine de raccourcis, dans cette œuvre de jeunesse et d’enthousiasme. Difficile de diriger cette page avec plus de vivacité, de perspicacité, d’attention à l’équilibre des plans sonores, aux détails d’articulation et aux nuances de timbres que le fait Krivine en boostant des pupitres soumis incessamment à un jeu de variations rythmiques dont la fascination trouve son climax dans un finale noté « très rythmé », sorte de bacchanale qui culmine dans un jaillissement de lumière et une débauche de sons débordant d’allégresse.
C’est dans les Trois nocturnes, l’autre emblème de l’impressionnisme debussyste, que l’album trouve son second centre de gravité. Double coup de chapeau au patron de l’OPL : d’abord, pour avoir « osé » la version intégrale du triptyque, trop souvent amputé de son volet final, où un chœur de seize voix féminines, ourlant l’onde instrumentale d’une guirlande vocale vaporeuse, se fond dans l’orchestre pour entonner, en partie à bouche fermée, « parmi les vagues argentées de lune, un chant mystérieux » (Debussy) ; ensuite, pour conduire avec une prestance stylée cette coulée musicale aux charmes si contrastés. C’est admirable de fidélité au texte et, en même temps, de liberté, d’intensité, de luminosité. Et le naturel qu’y affiche Krivine est d’autant plus confondant qu’il n’est nullement incompatible avec l’extrême précision requise par l’ouvrage dans son ondoyante métamorphose coloriste. Successivement ouaté (Nuages), festonné (Fêtes), liquéfié (Sirènes), l’OPL s’y surpasse, transcendé qu’il est par un chef français décidément en état de grâce.
Un chef qui conduit tout ce programme somptueux avec une intelligence du « matériau » orchestral assez extraordinaire. D’autant plus extraordinaire, serais-je tenté d’ajouter, qu’à l’encontre d’une certaine tendance à la mode, il ne craint pas de mettre en exergue le côté sensuel, et, osons le mot, « impressionniste », de ces pages. Délectable Debussy, servi par des interprètes souverains, un Debussy qui a un cœur et de la chair qui impressionnent.