On sait que notre Orchestre philharmonique est passé maître dans l’art de redorer le blason de musiciens injustement laissés pour compte. Tel, par exemple, Philippe Gaubert (1879-1941), dont l’OPL, à l’instigation de son directeur artistique (démissionnaire), Olivier Frank, poursuit inlassablement l’enregistrement de la musique d’orchestre. Grâce à lui, le purgatoire dans lequel a été relégué le Cadurcin après sa mort touche enfin… à sa fin. Cas particulier que celui de Gaubert, qui montre que l’on peut être un véritable pilier de l’establishment musical, être célèbre en tant que flûtiste virtuose hors pair, chef d’orchestre avisé, occuper le poste prestigieux de directeur musical de l’Opéra, tout en consacrant à la composition le plus clair de son temps et le meilleur de soi-même… et tomber dans l’oubli le plus complet.
Le présent troisième (et sans doute, sauf exhumation improbable) dernier volume de l’édition complète des œuvres symphoniques et concertantes vient totalement confirmer l’appréciation que nous avions portée, dans ces colonnes, sur les deux volumes précédents. Bien dirigé par Marc Soustrot, ce nouvel enregistrement complète intelligemment le portrait de ce compositeur méconnu, chacune des quatre œuvres qu’il comprend apportant une touche distincte à ce portrait. Dire que ces partitions sont bouleversantes d’invention mélodique ou autre serait sans doute exagéré, et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’elles sont même passablement convenues pour des œuvres datant, à une exception près, de 1927-1931. Sans réelle velléité d’académisme ni ambition farouche d’indépendance, lorgnant vers les esthétiques de Chausson et Debussy, ces pages décoratives, fraîches et agréables ne comptent certainement pas parmi les fleurons du répertoire symphonique.
Cela dit, elles n’en demeurent pas moins dignes d’intérêt. Emblématiques d’un compositeur qui affirme son allégeance à une manière d’écrire la musique qui appartient au passé, elles soulèvent la question de savoir non pas tant si un tel retour aux manières « classiques » (formes, mélodie, harmonie) est acceptable, mais bien si les œuvres ainsi créées tiennent la route, si elles sont fécondes. Or, elles le sont, car elles n’ont rien perdu de leur charme.
Reflet de l’élégante et belle manière française, exhalant un délicieux et ravigotant parfum Belle Époque (l’âge d’or de la musique française), le diptyque Au pays basque séduit par le raffinement d’une orchestration chatoyante. Le volet initial (Un matin dans la montagne) fait grande impression, tandis que l’on écoute avec beaucoup de plaisir le second volet (Fête populaire à Saint-Jean-de-Luz), avec ses vigoureux et entraînants rythmes de danse. Aux petits soins avec les différents solistes de l’orchestre dont les interventions sont aussi limpides que splendides, privilégiant non sans bonheur la composante sensuelle (sans laquelle cette musique perd tout son sel) et faisant surgir des inflexions lyriques d’une réelle beauté, la direction de Marc Soustrot donne à cette page une poésie et une vitalité que l’on ne soupçonnait pas de prime abord.
Dans la musique qui l’entoure, le Concerto pour violon, à nos yeux la pièce de choix de ce troisième volume, apparaît comme une clairière ensoleillée. Ce qui frappe d’abord, c’est une ardente sincérité qui se traduit en un lyrisme d’une ampleur magnifique. Ensuite, une instrumentation diaphane, faisant appel à un effectif allégé, et qui auréole le soliste des couleurs les plus variées. C’est « une musique respirant la tendresse heureuse » (Harry Halbreich), dont les épisodes, tour à tour passionnés et apaisés, sont comme autant d’épanchements du cœur. On admire la sonorité polie, toute emplie de douceur, de Philippe Graffin qui, fort de ses affinités profondes avec la musique de son pays, « chante » ici dans son arbre généalogique, habitant avec une fluide sérénité les méandres mélodiques de cette partition très chantante.
L’intensité expressive est atteinte sans aucun excès, en bannissant toute démonstration de virtuosité, tout effet spectaculaire. Sommet émotionnel : la douce cantilène du mouvement médian, morceau d’une grâce peu commune où les sonorités du soliste et d’un OPL rompu à ce répertoire, suivant scrupuleusement les moindres nuances dynamiques suscitées par Soustrot, se fondent dans une chaude lumière d’une beauté d’autant plus radieuse qu’une excellent prise de son restitue les timbres avec naturel et confère au violoniste une belle présence.
L’idée de coupler ce concerto au Poème romanesque, pour violoncelle et orchestre est très pertinente. Cette page fait la part belle au violoncelle, si bien que l’orchestre semble souvent à l’arrière-plan. Mais le rôle de ce dernier reste important. De plus, avec ses brefs accès de fièvre et ses larges plages lyriques, l’œuvre requiert de la part des protagonistes une recherche constante de l’expression juste. À ce propos, on notera avec quelle autorité et imagination dans chacun de ses gestes interprétatifs, avec quel art de coloriste Henri Demarquette rend justice à cette partition. Dans l’espace ouvert par l’orchestre, il évolue avec une aisance qui rend bien compte de l’intelligence qu’il a de cette musique. Son jeu, tantôt enlevé, tantôt pondéré, instaure avec l’orchestre une relation mouvante faite de plasticité et de fugacité.
Quant au maestro lyonnais, il fait preuve, dans ce concerto, plus ardent, plus passionné que celui pour violon, d’une direction qui en remontrerait à des chefs plus galonnés ou que l’on pourrait croire plus chevronnés. Toute volontariste et virile qu’elle est, elle n’entrave pas la libre respiration du violoncelliste. Et l’on peut savourer, dans chaque mouvement, la science subtile des plans sonores, la dynamique des nuances, le galbe des phrasés. Si l’on doit émettre quelques réserves, ce sera sur Le Cortège d’Amphitrite, une œuvre de jeunesse qui s’inspire d’un poème d’Albert Samain, dont les vers nous paraissent aujourd’hui bien surannés.
Ceci étant, il faut avoir l’esprit vétilleux ou bien chagrin pour faire la fine oreille devant ce dernier volet du triptyque, tant chef, solistes et orchestre s’y montrent à la hauteur des œuvres dont l’interprétation est d’autant plus délicate qu’il s’agit de concilier quatre expressions, quatre visages de la musique gaubertienne qui, bien qu’ils relèvent de la même esthétique, sont très différents. Cette réalisation est plus qu’un très beau disque à recommander chaudement, c’est un remède infaillible contre la morosité.