Les « enfants prodiges », comme on dit, interloquent. On se demande, inquiet : « Comment vont-ils tourner ? ». La question s’est posée à propos du Wunderkind Jean Muller, mignon gamin bouclé et surdoué que son papa, pianiste et mentor, propulsa sur la scène à l’âge d’à peine huit ans. Au plus tard aujourd’hui, avec le CD Chopin qu’il vient de graver – magistrale gravure où dominent les quatre Ballades –, nous avons la réponse à cette question. La trentaine venue, mûri, épanoui, à force de s’être frotté aux meilleurs professeurs de sa discipline, et après avoir bourlingué à travers les salles de concert du monde entier, le super-pianiste luxembourgeois a acquis une autorité naturelle, une assurance libre et souveraine qui en imposent.
Chopin et Muller, c’est une longue histoire d’amour. À l’écoute de ce disque, on mesure combien la musique du prince du piano, incarnation flamboyante du romantisme, est familière à notre pianiste, combien il adore plonger dans ce répertoire qui semble taillé pour lui. « Je pourrais vivre sans musique, mais pas sans Chopin », affirmait Nietzsche. Un aphorisme auquel je crois pouvoir dire que Jean Muller souscrit sans la moindre hésitation. Le fait que l’on ne compte plus le nombre des enregistrements intégraux ou partiels des Ballades n’enlève rien de sa légitimité au désir d’un interprète de livrer « sa » vision de ces pages parmi les plus essentielles de Chopin.
D’entrée de jeu, on est frappé par l’aisance avec laquelle Jean Muller parvient à capter la complexe logique interne, par l’intelligence avec laquelle il perçoit non seulement la cohérence d’ensemble du cycle mais encore la spécificité de la Ballade chopinienne et les données de l’organisation propre à chacune d’elles. Notre pianiste « raconte » ces musiques puissamment narratives comme des histoires, avec leur dramaturgie bouillonnante et leur inébranlable architecture. La Première Ballade, œuvre qui figure parmi les plus puissantes de toute la littérature pianistique, et qui, en tant que telle, interdit tout amateurisme, possède la densité quintessenciée d’un trou noir. Que d’événements, que de difficultés techniques, que de contrastes, que de passion, que de douleur, que d’émotions, enfin et surtout, que de musique… en moins de dix minutes ! Jean Muller sait se montrer à la hauteur de cette « Odyssée de l’âme de Chopin » (Liszt). Ce qui n’est pas rien. Il y a de la passion, de l’âme, justement, et toujours cette pudeur, subtile, attendrie, qui consiste à ne pas en faire trop, à ne pas verser dans l’exhibitionnisme du style « voyez comme je souffre », tout en restant profondément lyrique et romantique.
« Morceau remarquable » (Schu-mann), la Deuxième Ballade est une succession d’épisodes tendrement poétiques et puissamment dramatiques, de plages d’une lumière iridescente et d’explosions sonores tumultueuses où la virtuosité est poussée à son paroxysme. Avec Muller, ces contrastes convulsifs entre chevauchées épiques et détentes élégiaques sont peut-être un peu trop marqués ? D’abord, l’expression de la violence et de l’héroïsme présents dans cette page ne va pas sans bousculade. Ensuite, on préfère cette forme d’engagement, ce flamboiement, cette vision anguleuse, aux arêtes vives, à l’approche pâlotte des adeptes du piano déliquescent.
Si la Troisième Ballade, « une des pages les plus originales de Chopin », toujours selon Schumann, ne possède pas la force dramatique des deux précédentes, elle est néanmoins pleine de séduction lyrique. Muller y convainc par un pianisme d’une élégante fluidité et d’une grâce irrésistible. Reste la Quatrième Ballade, l’un des sommets de l’œuvre chopinien, la plus extraordinaire par la générosité de son inspiration, la somptuosité de son éloquence, l’originalité de sa facture, la hardiesse de son écriture harmonique, l’incroyable intensité de l’expression, tantôt passionnée, tantôt élégiaque, mais toujours pathétique. De cet immense chef-d’œuvre fertile en coups de théâtre, Muller donne, quelque sept ans après l’avoir gravée une première fois (gravure dont nous nous sommes faits l’écho ici-même), une interprétation d’un souffle épique parfaitement en phase avec cette musique qui fonctionne sur une accumulation de tension culminant dans une coda à s’en décrocher la mâchoire. Devant cette réalisation, où l’exécutant réussit l’équilibre difficile entre narration épique et méditation lyrique, on ne peut que tirer son chapeau.
Avec les pièces qui complètent l’enregistrement (trois Mazurkas, deux Valses, une Polonaise et le Largo posthume), Muller achève de nous remuer durablement en frappant droit au cœur de l’alchimie musicale du Polonais. Tout en s’effaçant derrière les textes qu’il interroge humblement, qu’il fouaille en brillant sans afféterie, en séduisant sans vulgarité (contrairement à tant de broyeurs d’ivoire narcissiques et autres esbroufeurs aux manières aguichantes de pseudo-virtuose), c’est avec une mâle énergie qu’il brasse les lumières et les ténèbres entre lesquelles est tiraillée l’âme chopinienne, rappelant au passage que Chopin n’est pas ce compositeur chétif et chlorotique qu’on veut nous faire accroire, mais un ardent révolutionnaire appartenant à cette génération de jeunes gens passionnés qui, au lendemain des épopées napoléoniennes, remue dans les brancards, avide qu’elle est de liberté. Enfin, le lieu choisi pour l’enregistrement n’est pas étranger à cette réussite, l’acoustique feutrée de la salle du Conservatoire enveloppant le son d’un velours qui flatte les tympans.
Difficile, franchement, à moins de faire le pisse-vinaigre, de trouver à redire à cette réalisation. Gageons que cette précieuse gravure ne sera pas de trop pour percer les mystères de ces pages aux charmes inexhaustibles.