La Commission européenne a émis le 25 octobre de sérieux doutes sur la compatibilité des accords fiscaux que la Suisse a conclus avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne avec la réglementation européenne sur la fiscalité de l’épargne. Au cas où ses juristes la conforteraient dans son analyse préliminaire, a-t-elle prévenu, elle n’hésitera pas à attaquer Berlin et Londres en justice. Le commissaire européen à la fiscalité, Algirdas Semeta, a répondu dans la soirée du 25 octobre à Strasbourg aux questions que se pose la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen sur Rubik.
Les accords Rubik prévoient l’instauration, en Suisse, d’un impôt anticipé libératoire de 34 pour cent – un taux assez théorique qui, dans la pratique, s’établira à 20-25 p.c. – sur l’ensemble de la fortune qu’ont dissimulée les résidents britanniques et allemands dans les coffres des banques helvétiques, dans le passé. Un système d’imposition effective des revenus de la fortune (intérêts dividendes, gains en capitaux) qu’ils percevront à l’avenir dans le pays flanquera cette opération d’amnistie. Une retenue à la source, elle aussi libératoire, sera prélevée ; sont taux variera en fonction des législations nationales et des produits (26,375 p.c. en Allemagne; entre 27 et 48 p.c. en Grande-Bretagne). Bref, Londres et Berlin percevront en principe plusieurs dizaines de milliards d’euros, sans coup férir. En contrepartie, ils ont accepté de préserver le secret bancaire suisse – Berne, toutefois, s’est quand même engagée à améliorer les possibilités d’assistance administrative, à la demande, sur ces cas d’évasion fiscale.
Les eurodéputés s’interrogent sur la compatibilité entre les accords Rubik, censés entrer en vigueur en 2013, et la réglementation européenne sur la fiscalité de l’épargne, qui prévoit notamment le prélèvement d’une retenue à la source (non libératoire) de 35 p.c. sur les intérêts de l’épargne.
Plus largement, ils se demandent si les Etats sont compétents pour négocier des accords fiscaux bilatéraux et si la mise en place du système Rubik ne fera pas « obstacle à la bonne marche des travaux » relatifs à la révision de la directive européenne sur la fiscalité de l’épargne ainsi que des accords que l’UE a conclus dans ce domaine avec la Suisse, le Liechtenstein, Andorre, Saint-Marin et Monaco. Les accords Rubik n’auront-ils pas « pour effet de freiner l’évolution vers un échange automatique de renseignements à des fins fiscales ? », écrivent-ils notamment.
Se poser la question, c’est y répondre : le Luxembourg et l’Autriche ont déjà saisi le prétexte des arrangements entre Berne, Londres et Berlin pour bloquer le dossier de la fiscalité de l’épargne au sein de l’UE. Soucieux d’être traités sur un pied d’égalité avec la Suisse, afin de prévenir d’éventuelles fuites de capitaux, ils refusent d’être contraints à basculer seuls du système de la retenue à la source vers celui de l’échange automatique d’informations entre administrations fiscales, et donc à abolir leur secret bancaire.
Dans ce contexte, Algirdas Semeta s’est montré à la fois prudent et menaçant, alors que la Commission européenne n’a pas encore terminé son étude approfondie du dossier.Le Lituanien a souligné que, d’un point de vue technique, deux éléments de l’accord entre la Suisse et l’Allemagne pouvaient poser problème. D’une part, le taux de l’impôt anticipé qui sera prélevé en Helvétie a été fixé à 26,375 p.c., alors que la réglementation européenne sur la fiscalité de l’épargne prévoit une retenue de 35 p.c. sur les intérêts qu’elle couvre. D’autre part, le prélèvement Rubik sera libératoire – les ex-fraudeurs ne pourront plus être poursuivis –, contrairement à celui qui est prévu par la législation communautaire.
D’un point de vue politique, Algirdas Semeta a rappelé qu’il « comprend l’intérêt des 27 à trouver des solutions en vue de consolider leurs budgets ». À cette fin, « la conclusion d’accords bilatéraux permettant de taxer les revenus cachés dans des pays tiers peuvent paraître très attractive ». Mais les compétences respectives de l’Union et de ses États membres dans le secteur fiscal « doivent être respectées », a-t-il insisté, en notant que seule une « approche coordonnée » au niveau de l’UE sera efficace pour lutter contre le fléau de l’évasion fiscale.Comprenez : à titre individuel, les 27 « ne doivent pas inclure dans leurs accords avec la Suisse des éléments couverts par la directive européenne sur la fiscalité de l’épargne ou par les accords que l’UE a conclus avec différents pays tiers (dont la Suisse) dans ce domaine ».
Or, « il se pourrait » qu’il y ait des interférences – c’est l’évidence même, puisque le champ d’application du système Rubik, très large, englobe les revenus de l’épargne perçus sous forme d’intérêts. Bref, s’il devait s’avérer que l’Union dispose d’une « compétence exclusive » en la matière, ce qui est d’après nos sources l’avis du service juridique de l’institution, la Commission, gardienne des traités européens, « considérera l’affaire de manière très sérieuse » et «n’hésitera pas à prendre des mesures correctives si nécessaire ».
La menace est à peine voilée : la Commission pourrait lancer une action en manquement à l’encontre de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, si les deux pays n’adaptent ou ne dénoncent pas leurs accords avec la Suisse. Cette procédure pourrait les conduire devant la Cour de justice de l’UE.
On n’en est pas encore là, car les deux accords doivent encore être ratifiés. Ce qui pourrait poser des problèmes en Allemagne, l’opposition sociale-démocrate, majoritaire au Bundesrat, étant hostile à Rubik.En Grande-Bretagne aussi, l’opposition s’organise. D’une part, quelques députés de l’opposition travailliste sont déjà montés au front, au Parlement. D’autre part, Taxjustice, le réseau mondial pour la justice fiscale, qui a pignon sur rue, a publié le 25 octobre une étude clouant au pilori Londres et Berne.
L’Allemagne et la Grande-Bretagne ne percevront jamais les recettes qu’elles espèrent, en raison de multiples lacunes dans les accords Rubik qui permettront toujours aux épargnants les plus riches d’éluder l’impôt, relève l’étude, rédigée par Nicholas Shaxson.
Par exemple, note-t-elle, les résidents allemands et britanniques pourront court-circuiter le système en créant des sociétés commerciales offshore, des trusts discrétionnaires ou encore des fondations. Les unes sortent du champ d’application des accords, les autres sont à ce point opaques qu’il est quasi impossible de détecter les bénéficiaires effectifs des paiements qu’elles effectuent.
Autre exemple : afin d’échapper au futur impôt à la source, il suffira pour les épargnants de conclure des contrats d’assurance-vie avec des compagnies non suisses, même si les fonds qui leur sont liés sont toujours gérés en Helvétie. Ils pourront également percevoir des jetons de présence et des salaires plutôt que des dividendes, des intérêts ou des gains en capitaux.
L’étude fait remarquer que les négociations que les 27 ont entreprises sur la révision de la fiscalité de l’épargne visent précisément à combler la plupart de ces lacunes, existantes dans le droit européen actuel, mais que Berne, Berlin et Londres n’en ont absolument pas tenu compte.
Pire, affirme Taxjustice, en sacrifiant leur engagement en faveur d’une transparence fiscale sur l’autel du profit à court terme, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont réduit à néant l’espoir de l’UE de renforcer son propre dispositif de lutte contre l’évasion fiscale. Alors que se profile à l’horizon le sommet du G20 qui se tiendra à Cannes les 3 et 4 novembre, cela fait désordre.
« Il est fort probable que ces compromis, qui protègent le secret bancaire, se répandront comme un cancer à travers le système financier global », a souligné Nicholas Shaxson. « Ils vont donner un coup d’arrêt aux progrès que l’UE a accomplis depuis des années en matière d’échange automatique d’informations, afin de combattre l’évasion fiscale », a ajouté le directeur de Taxjustice, John Christensen.