Poudre aux yeux ou coup monté pour mettre davantage de pression sur le Luxembourg ? L’affaire des fichiers volés de clients allemands de la banque HSBC-Trinkaus International ajoute en tout cas une bonne couche à la crise de confiance que traverse le secteur financier luxembourgeois. Les spéculations vont déjà bon train sur le comment du pourquoi : les révélations de la presse allemande sur l’existence d’enquêtes fiscales sur des contribuables allemands, clients de la banque luxembourgeoise, sont interprétées par certains opérateurs du secteur financier luxembourgeois, comme un signal donné par les Allemands au Luxembourg pour qu’il aille plus vite et plus loin dans le démantèlement du secret bancaire. Tout se passe comme si la « nouvelle » convention fiscale entre les deux pays, qui permet désormais aux deux fiscs de coopérer « à la demande », ne suffisait plus.
Le contexte électoral à Berlin (évidemment aussi la crise de l’endettement dans l’UE et la dèche des États qui cherchent à récupérer le moindre cent) a sans doute aggravé la pression, l’opposition de gauche mettant en cause les accords que la chancelière allemande Angela Merkel a signés avec la Suisse pour régulariser la situation de milliers de contribuables allemands ayant caché de l’argent dans les banques suisses, tout en permettant à Berlin de récupérer un peu d’argent et à Bern de sauver les meubles, c’est-à-dire préserver ce qui peut encore l’être du secret bancaire helvétique.
Dès lors, on comprend pourquoi les banquiers luxembourgeois, sous la houlette de l’ABBL, ont demandé au ministre des Finances Luc Frieden (CSV) de négocier des accords de régularisation avec des pays dont les ressortissants sont supposés être de bons clients des banques luxembourgeoises (d’Land 07.10.11), à commencer par l’Allemagne. Ce faisant, les opérateurs de la place feraient un pied de nez à la Commission européenne et ses projets d’automatiser d’ici 2015 les échanges d’informations entre les États membres, allant ainsi bien au-delà de ce que prévoient les normes de l’OCDE, l’organisation internationale se contentant d’échanges « sur demande », donc au cas par cas.
Cela dit, si Luc Frieden a accepté le principe de l’échange automatique d’informations, il a nuancé la portée de cette évolution, cette coopération se limitant à trois domaines (sur une short list de cinq catégories) qui ne concernent que de loin l’activité de gestion de fortune : les pensions, les tantièmes et les revenus professionnels. Il y a certainement un décalage entre le conservatisme de façade affiché encore il y a quelques mois par Luc Frieden et les revendications récentes, nettement plus progressistes, des banquiers eux-mêmes qui réclament des accords bilatéraux similaires à ceux que la Suisse vient de conclure avec l’Allemagne et le Royaume-Uni et pourrait bientôt signer avec l’Italie. Car la régularisation des avoirs et le « solde de tout compte » avec le passé (l’argent gris) passe par des accords bilatéraux.
« Les banques luxembourgeoises ont accepté qu’à l’avenir, tous leurs clients deviennent ‘tax compliant’ », c’est-à-dire irréprochables sur le plan de leurs déclarations de revenus et de fortune, souligne Rüdiger Jung, directeur adjoint de l’ABBL. Des contacts informels ont déjà été pris au niveau de l’ABBL avec des gouvernements étrangers (Allemagne et Belgique notamment, un rendez-vous est prévu en novembre avec les officiels français) pour tester leurs dispositions à négocier de tels accords avec le grand-duché.
« Les accords de type Rubik sont une troisième voie, un front nouveau qui s’ouvre dans la logique de l’échange d’informations », a jugé l’avocat Bernard Felten lors d’une conférence consacrée aux fonds non déclarés et à l’échange d’informations fiscales organisé par la société suisse Académie et Finance. « Ce qui est intéressant dans la démarche Rubik, est qu’un équilibre a été trouvé entre le droit au respect de la vie privée et l’équité fiscale », a poursuivi l’avocat. Même son de cloche chez Jean-Jacques Rommes, le patron de l’ABBL pour lequel Rubik en version grand-ducale représente une « véritable alternative » à la directive sur la fiscalité de l’épargne (Luxembourg Banking Quarterly).
Les premières balises placées par les banquiers luxembourgeois devront dans une seconde étape faire l’objet de négociations à un niveau officiel. La balle est maintenant dans le camp du ministre des Finances, qui ne s’est pas encore exprimé publiquement sur la question. Luc Frieden devra en revanche sortir du bois sur la question des CD-Rom de la banque : le député DP Carlo Wagner lui a demandé de fournir une appréciation sur la manière dont les autorités allemandes se sont procuré les fichiers et répondre sur le risque d’un précédent au Luxembourg ; cette affaire pouvant inciter les employés de banque à devenir des voyous.
Le fait que de telles listes de clients se promènent dans la nature a d’ailleurs beaucoup surpris sur la Place. Selon des informations relayées par la presse allemande, les fichiers des 3 000 clients allemands de HSBC-Trinkaus achetés à grand prix viendraient du Luxembourg. La banque luxembourgeoise ne souhaite pas commenter l’affaire. Il n’y a pas eu en tout cas de plainte introduite par l’établissement financier au Luxembourg. Une des autres hypothèses au vol « domestique » serait que les données des clients se soient « perdues » et soient allées dans des mains indélicates dans le cadre de la communication d’informations de la filiale à sa maison-mère à Dusseldorf. En principe, il n’est pas nécessaire pour établir un bilan consolidé que des données « sensibles » des clients soient fournies aux maisons-mères, mais certaines font pression sur leurs filiales pour obtenir les noms et soldes des clients, surtout lorsque des crédits leur ont été accordés à la fois par la maison-mère et la filiale étrangère. Il faut être un dirigeant solide pour refuser de faire droit aux exigences d’une maison-mère et ne lui fournir que des données agrégées sans que n’apparaissent de données nominatives.
Quelle qu’en soit l’origine, le mal est fait et des informations relevant du secret bancaire sont désormais à la portée des agents du fisc allemand. Le sort des clients HSBC-Trinkaus risque de tenir les Allemands et les Luxembourgeois en haleine pendant longtemps. Les révélations distillées par la presse allemande, apportant notamment la confirmation officielle que les listes ont bien été achetées par les autorités, posent pour l’heure plus de question qu’elles n’en résolvent. Alors que l’échange d’informations fonctionne depuis un an entre le Luxembourg et l’Allemagne (c’est aussi vrai avec la France, les Pays Bas, mais pas avec la Belgique, un protocole devant encore être signé au niveau bilatéral pour que l’entraide se mette en place), ce sera le premier cas médiatique et le plus spectaculaire.
À Luxembourg, on s’interroge sur la marge de manœuvre dont l’Administration fiscale luxembourgeoise, qui sera tôt ou tard au cœur de cette affaire HSBC-Trinkaus, disposera pour prêter ou non son concours aux enquêteurs allemands qui ont payé pour disposer des fichiers des clients. Car la loi du 31 mars 2010 ne permet plus au Luxembourg de se retrancher derrière le secret bancaire, fiscal ou de quelque nature qu’il soit pour refuser l’échange d’informations avec d’autres administrations étrangères. Depuis 2010, l’Allemagne a donc le droit de demander des informations concernant des tiers.
Les enquêteurs allemands devront vérifier, maintenant qu’ils ont en main les fichiers de clients de HSBC-Trinkaus, la pertinence de leurs données, déterminer la légitimité de l’argent placé au grand-duché et sans doute aussi recueillir des preuves supplémentaires en perquisitionnant par exemple la banque au grand-duché. On ne sait pas très bien de quelles billes ils disposent, ni les démarches qu’ils ont déjà accomplies auprès des contribuables. On ne sait pas davantage s’ils ont mis ces derniers sous pression pour les mettre en aveu, de sorte qu’il ne sera peut-être même plus nécessaire de requérir l’aide administrative des Luxembourgeois. Ces derniers peuvent-ils refuser d’y faire droit, sous prétexte que leurs informations proviennent d’un vol ? « Je ne pense pas que la question ait été tranchée », explique au Land l’avocat fiscaliste Alain Steichen. « Mon opinion, dit-il, est qu’un État requérant (par exemple l’Allemagne) ne pourra pas demander l’assistance judiciaire luxembourgeoise, si la raison de la demande réside dans des informations obtenues en infraction au droit pénal luxembourgeois (tel que c’est le cas si le secret bancaire a été violé), et à la condition supplémentaire que l’État requérant ait payé pour les CD. Si le CD est obtenu fortuitement (par exemple dans une enveloppe), la situation me paraît moins claire en droit. »
Quoi qu’il en soit, les enquêteurs du fisc allemand devront avoir épuisé tous les moyens nécessaires chez eux avant de solliciter l’aide de leurs collègues luxembourgeois. La cellule mise en place à l’Administration des contributions directes pour assurer l’entraide internationale administrative frise l’indigence : deux personnes seulement y sont affectées. Et si elles ne croulent pas encore sous la tâche, tous les protocoles avalisant l’entraide fiscale n’étant pas signés, elles auraient tendance à « faire confiance » à leurs homologues étrangers et exécuter leur demande sans chercher à savoir si, au préalable, ils ont tout fait pour rechercher des informations sur des contribuables indélicats. « Les administrations se font confiance, indiquait l’avocat Stephane Pellet lors du séminaire. Il y a une présomption que les administrations requérantes ont fait toutes les recherches préalables et doivent avoir épuisé toutes les ressources habituelles en interne avant de solliciter l’entraide des collègues étrangers ». Il y aurait ainsi un fossé entre la théorie et une réglementation rendant la coopération fiscale assez compliquée et la pratique. « Certains comptaient sur le fait que le fisc luxembourgeois allait vérifier que tout a été fait au préalable avant d’accorder l’entraide, mais dans la pratique, ce n’est pas le cas, même si le discours officiel est différent », explique un connaisseur.
Les textes ne se prononcent pas sur le sort à réserver à des fichiers volés et la jurisprudence est plutôt contradictoire, entre un arrêt KBL de la Cour de cassation du 31 mai 2011, qui a rejeté les poursuites pénales car les preuves contre les prévenus avaient été obtenues de façon déloyale, et la position de la Cour européenne des droits de l’homme qui a plus ou moins dit le contraire. « La jurisprudence n’est pas claire », a confirmé lors de la conférence l’avocat Jean Schaffner. « Il faudra envisager de résister en justice ».
Tout le monde en tout cas est d’accord sur le fait que c’est à la justice de tracer la ligne de démarcation. Dans le contexte de l’entraide fiscale et la loi du 31 mars 2010, un contribuable étranger qui a un compte au Luxembourg et faisant l’objet d’investigations fiscales dans son pays d’origine peut contester la demande d’entraide devant les juridictions administratives. Personne n’a encore osé le faire. Il faut un certain courage pour aller tester la justice, car les procédures devant le tribunal et la cour administrative sont publiques et les clients, qui avaient cherché au grand-duché la discrétion, sont tenus ici de se dévoiler, les audiences de ces juridictions étant publiques. « Il est possible de demander des audiences à huis clos », précise néanmoins Bernard Felten.
L’affaire HSBC-Trinkaus n’embarrasse pas seulement les Luxembour[-]geois. Comme pour apaiser d’avance les tensions diplomatiques qui naîtront forcément entre son pays et le Luxembourg, le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, a rappelé la gêne que lui posait personnellement l’exploitation de fichiers volés et achetés par les administrations fiscales. On peut, comme lui, s’inquiéter des dérives possibles de tels procédés dans des États de droit. Et se demander jusqu’où iront ces incursions des administrations et si, en payant des listes, les autorités, de manière plutôt contradictoire, ne vont pas inciter des employés à commettre des délits, comme le vol de fichier bancaire, et en faire leurs aides de camp dans la lutte contre la fraude fiscale.