Le financement de la promotion immobilière met les nerfs du régulateur du secteur financier à cran. Tandis que depuis deux ans et demi, les dirigeants de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), la peur vissée au ventre que n’éclate la bulle immobilière luxembourgeoise, s’acharnent à jouer aux gendarmes avec les banques pour les empêcher de prendre trop de risques sur des projets immobiliers, le gouvernement semble donner, lui, des signaux encourageants à certains promoteurs pour qu’ils se lancent dans des travaux prétendument d’intérêt général et, par effet de ricochet, inviter les établissements de crédit à ouvrir les cordons de la bourse. Mais tout le monde n’a pas la chance de s’appeler Flavio Becca, ni d’entretenir une proximité plutôt équivoque avec des banquiers et des politiques (lire aussi page une et pages 6 et 7).
« Les banquiers ne lâchent pas du cash aux promoteurs avant une prévente des objets entre 50 et 70 pour cent », résume un opérateur du secteur. Prudence confirmée par des banquiers eux-mêmes, à cette nuance près que leurs prédispositions à avancer des liquidités dépendent du nom du promoteur, de sa réputation à respecter ses engagements et, bien sûr, de la localisation du bien quand il s’agit d’immeubles résidentiels ou de bureaux. On ne parle pas ici de projets d’intérêt général où les schémas de financements empruntent des voies souvent impénétrables, surtout lorsqu’ils sont assortis de la garantie de l’État.
Il est désormais avéré que le directeur général de la Banque et Caisse d’Épargne de l’État, Jean-Claude Finck, a, entre autres, vendu sa maison de Foetz à la société C6 s.a., société dans laquelle on retrouve les noms de Flavio Becca (Promobe Finance) et d’Eric Lux (Ikodomos Holding). En marge de leurs activités dans le secteur résidentiel collectif et l’immobilier de bureaux, les deux hommes d’affaires se sont intéressés aux propriétés privées de grand standing pour une clientèle sélecte étrangère, avant tout attirée par une implantation au grand-duché pour des raisons fiscales. Pour autant, la maison de Foetz n’a pas hébergé de ces nouveaux résidents. C6 a en effet loué la maison, pour un prix qui n’a rien d’exorbitant, au député et ancien ministre LSAP Lucien Lux, qui l’a occupée à titre personnel. Il n’y a jusque-là de faute à personne, sinon sans doute des « relations inappropriées » entre des promoteurs, leurs financiers et des responsables politiques. La réunion, la semaine prochaine, de la commission parlementaire du contrôle de l’exécution budgétaire, à laquelle Luc Frieden, ministre CSV des Finances est annoncé et peut-être aussi Jean-Claude Finck, le patron de la Spuerkeess, devrait lever une partie du voile sur le volet « financier » de l’affaire de Livange/Becca.
La question est bien sûr de savoir dans quelle mesure un dirigeant de banque – publique de surcroît – peut conserver l’impartialité nécessaire face à des interlocuteurs avec lesquels, d’une part, il a réalisé des affaires à titre privé et qui viennent d’autre part solliciter un financement pour soutenir des projets immobiliers et lui demander aussi, in fine, de payer de sa personne pour siéger au conseil d’administration d’une de leurs entités.
Cela relève de la bonne gouvernance d’un établissement de crédit, quel qu’il soit, privé ou public, de fixer une ligne jaune à ne pas franchir par ses dirigeants (et tout le personnel) et faire la part des choses entre les intérêts privés et ceux de son entreprise ou administration. Dans le cas de la Spuerkeess, les membres du comité de direction relèvent, bien entendu, du statut de fonctionnaire. Ce n’est pas un hasard si l’aval des supérieurs hiérarchiques est généralement requis dans le cadre d’activités « annexes » ou « accessoires » des fonctionnaires, quel que soit leur grade. On peut évidemment discuter le fait qu’un mandat d’administrateur pour un directeur général de banque dans un fonds d’investissement ou de private equity relève ou non de l’activité accessoire ou fait partie intégrante des affaires courantes.
Il y a néanmoins comme un « trou noir » dans le financement de la promotion immobilière au grand-duché. Même les chiffres renseignant de l’évolution des crédits accordés aux promoteurs dans les secteurs résidentiel et non-résidentiel semblent biaisés, comme si le financement de projets passait par des schémas d’ingénierie financière échappant aux grilles statistiques publiées par la Banque centrale du Luxembourg. À se demander si le « risque » immobilier, qui pourrait peser sur la solidité des banques luxembourgeoises, est correctement évalué par les régulateurs, tant les chiffres renseignés officiellement paraissent « décalés » par rapport à l’hyperactivité déployée par les promoteurs de tout acabit actuellement.
Le total des crédits accordés par les banques luxembourgeoises au premier trimestre 2011 s’élevait à 1,125 milliard d’euros, dont l’essentiel (1,120 milliard) aux « résidents » et 1,008 milliard au seul secteur résidentiel. Sur le montant de 1,120 milliard, 993 millions ont été consentis au cours des trois premiers mois de 2011 aux « non-promoteurs » et seulement quinze millions aux promoteurs. Il faut ajouter 81 millions d’euros de crédits accordés au financement du secteur non-résidentiel et 31 millions au secteur communal. Les statistiques trimestrielles de la BCL témoignent du resserrement drastique du robinet des crédits aux promoteurs depuis trois ans : 261 millions accordés officiellement en 2008 contre près du double l’année précédente. La manne pour eux s’est encore asséchée en 2009, avec un total de crédits ramené à 220 millions d’euros. Les montants sont tombés à 34 millions au total en 2010, alors que la construction de résidences collectives et l’aménagement de zones pavillonnaires clé en main a suivi la demande pléthorique, même s’il est vrai que 2010 avait un peu marqué le pas en termes d’autorisations par rapport à l’année d’avant. On comprend davantage la raréfaction des crédits au secteur non-résidentiel face à une offre de surfaces de bureaux qui fait légion : 282 millions d’euros consentis en 2010 contre 597 en 2009, 452 en 2008 et 758 millions en 2007.
Les garanties que les établissements financiers sont amenés à accorder dans des projets immobiliers ne rentrent pas dans les statistiques officielles. Il y a dans ce domaine une absence totale de transparence des engagements des banques vis-à-vis du public et des épargnants, qui entretiennent la chaudière des établissements de crédit. Le secret bancaire contribue évidemment à cette opacité. S’ajoute une surcouche d’obscurité en raison de l’extrême discrétion avec laquelle le régulateur du secteur financier, en l’occurrence la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), gère la question des risques liés aux engagements immobiliers des banques. Un rapport d’ordre général avait été réalisé en 2009 auprès des quelques établissements de la Place qui jouent un rôle dans le secteur immobilier « domestique », mais seuls des extraits ont été publiés dans le rapport annuel 2010.
La mobilisation des partis d’opposition, qui ont demandé des explications publiques au gouvernement sur la manière dont le projet controversé de Livange a été traité jusqu’à présent, commanderait aussi que l’on regarde à la loupe la nature des rapports qui se sont noués entre les initiateurs privés du projet et leurs financiers. Jusqu’où ces derniers ont-ils pris des risques et en particulier la Banque et Caisse d’Épargne de l’État, banque qui capitalise sur le fait qu’elle ait été récemment classée parmi les dix établissements financiers les plus sûrs au monde ?
La placidité avec laquelle la CSSF a réagi, interrogée par le Land sur la nature et la base légale de l’intervention qu’on lui prête auprès de la BCEE pour s’enquérir (s’inquiéter ?) de la surface financière d’un de ses gros clients, ne facilite pas davantage la limpidité ni la compréhension de l’affaire qui met aux prises Flavio Becca et compagnie avec ses financiers ainsi que plusieurs ministres. On en est donc réduit à la conjecture.
Ce serait pourtant un « secret de polichinelle » sur la place financière, rapporte le mensuel Forum, « courageusement » cité mercredi par le député DP Claude Meisch, que la Commission de surveillance du secteur financier a allumé les warnings à l’adresse de la Spuerkeess et de l’exposition d’un de ses très médiatiques clients (single exposure). Contactée par d’Land, la CSSF a décliné tout commentaire à ce sujet, assurant par ailleurs que son pouvoir d’intervention se limitait aux risques pris par les banques elles-mêmes sans qu’elle ait compétence à agir à l’égard de leurs clients, à moins que l’un d’eux représenterait un quart des actifs de l’établissement. Ce qui serait assez invraisemblable dans le scénario de Livange, pour ambitieux que soit le projet. Il y aurait eu pourtant cette « recommandation » du régulateur, grande première d’ailleurs de sa part. Sous quelle forme ? L’avertissement se limite-t-il à un seul groupe ou déborde-t-il sur une galaxie de gens qui ont beaucoup fait parler d’eux dans le sport ? La CSSF a opposé un « no comment » au Land. Idem pour la BCEE, qui n’a même pas daigné répondre à nos questions.
Les méthodes pour avertir les dirigeants financiers des risques qu’ils prennent ne revêtent pas toujours un caractère formel et strict. Dans le passé, les responsables de la CSSF n’avaient d’ailleurs pas besoin de puiser dans l’arsenal des sanctions administratives pour faire rentrer leurs administrés dans le rang. Tout se faisait entre quatre yeux dans un bureau feutré.
Quoi qu’il en soit, on doit s’interroger sur le pourquoi du revers de fortune de la Flavio’s connection (les révélations sur l’implication du promoteur et de son groupe dans une enquête autour d’un abus de biens sociaux n’a pas arrangé les choses et auraient même accéléré leur cours) et l’origine des tergiversations des banques qui ont jusqu’à présent et sans broncher financé les projets de sa constellation. À côté de la Spuerkeess, qui a eu la main très généreuse avec les groupes Becca et Compagnie, la BGL BNP Paribas ne s’est pas montrée inactive non plus. Mais la roue tourne aussi dans cet établissement. Malgré sa proximité avec l’État luxembourgeois, qui l’avait sauvée du naufrage à l’automne 2008 et y a fait rentrer de nombreux représentants en même temps qu’il s’est invité dans le capital, la banque a ainsi drastiquement resserré le robinet des financements avec son client, d’autant que les grands projets, comme celui du ban de Gasperich, ont pris du retard sur le calendrier et que d’autres (Porte de Hollerich) restent encore à l’état d’hypothèses.
Les revers de fortune de Flavio Becca ne sont sans doute pas étrangers à ses ennuis judiciaires, à moins que ce ne soit l’inverse, et que, sentant gronder l’orage, les agents de l’Administration fiscale se soient sentis assez décomplexés (leur statut les oblige en principe à dénoncer toute infraction à la loi) pour signaler au Parquet certaines anomalies dans les déclarations d’impôt. Ce qui est tout de même une grande première.
Les difficultés que les banques éprouvent à se refinancer sur le marché interbancaire, ce qui les rend encore plus exigeantes vis-à-vis de leurs débiteurs et des contreparties demandées en garantie et moins accommodantes aussi sur les délais et les conditions de remboursement, ont également leur part dans la mise à plat de l’affaire de Livange.
On pourrait donc être tenté de dire que des promoteurs de la trempe d’un Flavio Becca ou d’un Eric Lux devront désormais se conformer aux règles qui prévalent pour leurs concurrents, qui bâtissent eux aussi parfois dans l’intérêt général. L’éclairage médiatique de l’affaire que d’aucuns voient comme un scandale et les explications qui ont été demandées au gouvernement sont de nature à prêcher pour plus de transparence sur les grands travaux, leur financement et le sort qui est fait des deniers publics. À moins de trouver de richissimes bailleurs de fonds – comme les Qataris qui permettront par exemple aux promoteurs de la place de l’Étoile de se passer des banques pour y réaliser un projet désormais vieux de trente ans –, les exigences des banques iront en se durcissant et c’est certainement un moindre mal.