« On examine la situation pour voir comment on pourrait satisfaire l’Italie », assure-t-on à Budapest. Malgré la rebuffade qu’elle a subie le 17 mai, lors de la dernière réunion des ministres des Finances des 27 (d’Land du 20 mai), la présidence hongroise de l’UE n’a pas encore renoncé à tout espoir de forger un compromis, fût-il partiel, sur la fiscalité de l’épargne avant de céder le relais à la Pologne, le 1er juillet prochain. Il lui reste une seule chance d’y parvenir : les grands argentiers de l’Union se retrouveront le 20 juin à Luxembourg.
Le Luxembourg, justement, a longtemps bloqué la proposition de saucissonnage du dossier qu’a faite la Hongrie, avant de lâcher du lest, le 17 mai. Budapest a proposé aux 27 d’autoriser la Commission européenne à leur soumettre des projets de mandats de négociations avec la Suisse, le Liechtenstein, Andorre, Saint-Marin et Monaco. Objectif : s’assurer que ces cinq pays accepteront d’adapter les accords qu’ils ont conclus avec l’UE dans le domaine de la fiscalité de l’épargne, en 2004, aux développements de la législation communautaire. Les 27 envisagent en effet d’étendre le champ d’application de leur directive, aujourd’hui limité aux revenus de l’épargne perçus par des non-résidents sous forme d’intérêts, à de nouveaux produits (certains fonds d’investissement, assurances-vie, etc.) ainsi qu’aux entités intermédiaires (trusts, fondations etc.) pouvant servir de paravent aux fraudeurs.
Les négociations avec Berne s’engageraient sur base d’un texte de compromis sur la révision de la directive que la Suède, alors présidente en exercice de l’UE, avait rédigé en 2009. Il ne satisfait pas entièrement le Luxembourg, car il prévoit d’inclure dans la législation d’autres contrats d’assurance-vie que ceux qui présentent un faible risque biométrique.
Le ministre luxembourgeois des Finances, Luc Frieden, a toutefois accepté de marquer son accord sur la proposition hongroise, car elle préserve l’essentiel : elle laisse de côté l’épineuse question de la fin de la période transitoire qui contraindrait le Luxembourg et l’Autriche à basculer du système de la retenue à la source (le taux de cet impôt passera de 20 à 35 pour cent le 1er juillet) vers celui de l’échange automatique d’informations, et donc à abolir leur secret bancaire. Les deux pays réclament d’être mis sur un strict pied d’égalité avec la Suisse, afin de parer à une éventuelle fuite de capitaux.
La concession faite par Luc Frieden est d’autant moins douloureuse qu’il savait, sans doute, que l’Italie bloquerait tout, pour de raisons diamétralement opposées aux siennes. Son ministre des Finances, Giulio Tremonti, s’était déchaîné, le 17 mai. Avant de songer à étendre le camp d’application de la législation européenne, exige Rome, l’Union doit s’engager à sanctionner les États et les institutions financières qui violent allègrement les normes existantes.
L’Italie avait cloué Berne au pilori. La directive, dont les lacunes sont nombreuses, « a été écrite par la Suisse », dont l’Union « est devenue membre », s’était emporté Giulio Tremonti, en accusant notamment la ville tessinoise de Lugano – qui n’a pas apprécié du tout ces critiques – d’abriter davantage de sociétés boîtes aux lettres « de type Iles Caïmans » que d’habitants. La réglementation actuelle, « c’est un tigre de papier, un texte qui n’a pas de dents », avait-il ajouté : des obligations ont été imposées aux États et aux agents payeurs (banques, etc.), mais aucune sanction n’a été prévue à l’encontre de ceux qui ne les respectent pas.
Le ministre italien des Finances semble persuadé que la Commission lui donnera raison. À la demande de Rome, Bruxelles a envoyé aux 27 un questionnaire sur le fonctionnement de la directive et des accords conclus avec les pays tiers – seule l’Estonie n’y a pas encore répondu. La Commission établira, au plus tard à la mi-juillet, un rapport sur la question.
Le contenu d’une lettre que lui a adressée au début de mai la présidence hongroise de l’UE permet de deviner ce qu’a indiqué l’Italie, dans sa propre réponse au questionnaire de la Commission : les quelque 123 millions de francs suisses (près de 100 millions d’euros) que la Confédération, qui applique un système de retenue à la source, a ristournés au trésor italien en 2009 ne reflètent pas du tout l’ampleur des fonds que les Italiens ont dissimulé à l’existence du fisc en Suisse. Rome soutient que l’opération d’amnistie fiscale qu’il a menée en 2009 a permis de constater que ces fonds sont 30 fois plus élevés par rapport à ce que révèlent les comptes de Berne.
Budapest a vainement tenté de convaincre Giulio Tremonti de lâcher du lest. Le maintien du veto italien « ne servirait absolument pas l’intérêt économique commun qu’ont l’Italie et l’UE de lutter plus efficacement contre la fraude et l’évasion fiscales », souligne la lettre hongroise. En campant sur ses positions, l’Italie risque de retarder « de plusieurs mois, voire de plusieurs années » toute avancée en la matière, ce qui aiderait évidemment les banques « à continuer d’exploiter massivement les lacunes » de la directive.
La présidence hongroise a par ailleurs dénoncé un deuxième effet pervers du blocage italien : il déforce la position de l’UE dans le délicat « dialogue » qu’elle a noué avec les États-Unis sur le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca), un règlement sévère qui vise à contraindre les institutions financières européennes à faire toute la transparence sur les relations qu’elles entretiennent avec des contribuables américains, sous peine d’être frappées de sanctions financières.
Giulio Tremonti n’a pas bronché et on se perd en conjectures sur ses véritables intentions, en Suisse : veut-il simplement effrayer les épargnants italiens ? Gagner du temps, en attendant de connaître les résultats – qui devraient tomber en juillet et intéresseront au plus haut point le Luxembourg – des négociations que Berne a engagées avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne sur son « projet Rubik » (instauration d’un impôt libératoire à la source sur une très large palette de revenus) ?
L’attitude de Rome inquiète d’autant plus Berne que la controverse sur la fiscalité de l’épargne ne représente qu’une facette des relations très tendues qu’elle entretient avec Rome. Ainsi, l’Italie a inscrit la Suisse sur sa liste noire des paradis fiscaux et discrimine – illégalement, selon Berne – dans ce contexte les entreprises helvétiques sur son territoire, notamment dans le secteur des services publics. La Commission a d’ailleurs réclamé des explications à Rome, à ce sujet.
La Commission européenne, quant à elle, semble un peu désemparée.Elle a annoncé le 18 mai qu’elle « pourrait » engager des procédures d’infraction à l’encontre des pays de l’UE qui n’appliqueraient pas correctement la directive sur la fiscalité de l’épargne, mais rechigne à remettre à plat l’ensemble du texte. Elle craint en effet de rouvrir la boîte de Pandore.
Mais comment pourrait-elle sévir contre la Suisse, qui n’est pas membre de l’Union, au cas où les accusations que l’Italie porte contre elles s’avéreraient fondées ? Certes, les 27 sont déterminés à recadrer leurs relations institutionnelles avec Berne (ils réclament notamment la création de mécanismes de surveillance des innombrables accords bilatéraux qu’ils ont conclus et de règlement des différends efficaces), mais la Suisse, où se tiendront en octobre des élections législatives, renâcle à la besogne.