Le message – venant des services de Luc Frieden, on ne s’en étonnera pas – jouait sur le registre de la duplicité : le ministre CSV des Finances faisait savoir dans un communiqué le 12 septembre dernier, peu après la publication du rapport d’évaluation du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, qu’une réflexion était en cours sur l’opportunité ou non de mettre fin au régime des actions au porteur. Le droit luxembourgeois des sociétés admet actuellement deux types d’actions : les actions nominatives, qui, comme leur nom l’indique, identifient clairement leurs propriétaires, et les actions au porteur, synonymes de discrétion et interchangeables à merci, utiles en cas de transmission de patrimoine à l’abri du fisc. L’anonymat, très apprécié dans certaines circonstances, permet par exemple à des personnes morales ou physiques d’avancer masquées pour acquérir ou céder des participations dans des sociétés ou des sociétés elles-mêmes. Le besoin de transparence et l’usage abusif des titres au porteur a jeté l’opprobe sur un régime en voie d’extinction. La mode est désormais aux titres dématérialisés qui permettent à une société de connaître ses actionnaires.
Le Forum mondial, qui travaille dans le sillage de l’OCDE, a délivré le 12 septembre, à la suite d’une évaluation du Luxembourg par ses pairs, une appréciation plutôt mitigée du cadre légal et réglementaire en matière de transparence et d’échange de renseignements du grand-duché selon « le » standard international. La bonne nouvelle fut que le Luxembourg, placé en 2009, au grand dam du gouvernement, sur la liste « grise » des juridictions peu transparentes du point de vue fiscal, en est désormais sorti, après s’être résigné, de concert avec la Suisse et l’Autriche, notamment de passer à l’échange de renseignements fiscaux sur demande (loi du 31 mars 2010). Le Forum mondial a salué dans son appréciation le fait que le Luxembourg s’est montré « très actif » et « rapide » dans la conclusion ou la renégociation des conventions fiscale bilatérales avec des pays membres de l’OCDE (il fallait signer douze conventions de non-double imposition avant la fin de l’année 2009 pour sortir définitivement de cette liste grise).
La moins bonne nouvelle, c’est que l’examen de la conformité du cadre réglementaire luxembourgeois a montré encore quelques défaillances, la principale étant la survie du régime des titres au porteur, synonyme d’opacité, voire d’incitation à la fraude fiscale et même au blanchiment d’argent, dans l’esprit de nombreux experts des organisations internationales œuvrant pour la transparence financière et la bonne gouvernance.
Sur la liste des dix éléments examinés par le Forum mondial, un seul donc reste problématique et ce n’est pas la première fois que le régime des actions au porteur est montré du doigt. Les députés socialistes français Arnaud Montebourg et Vincent Peillon furent parmi les premiers à en faire le déballage médiatique en janvier 2002, dans le cadre de la mission d’enquête dont ils furent chargés pour traquer les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe.
Plus récemment dans le temps, en 2010, le Groupe d’action financière contre le blanchiment et le financement du terrorisme (Gafi) avait mis la question des titres au porteur au cœur de son évaluation dévastatrice du Luxembourg. La réaction du gouvernement, à deux doigts de figurer sur la liste noire des juridictions traînant les pieds en matière de lutte contre le blanchiment et de répression du financement du terrorisme, fut là encore prompte, même si les autorités ont mis du temps à prendre au sérieux les récriminations du Gafi et la détermination des évaluateurs à aller jusqu’au bout. La réforme du dispositif anti-blanchiment, avec un renforcement de la cellule de renseignements financiers, fut adoptée endéans des délais inhabituellement rapides.
Le rapport du 19 février 2010 du Gafi pointait du doigt l’opacité de certaines constructions juridiques et le fait que le registre de commerce et des sociétés permettait seulement d’identifier les personnes morales, et pas les bénéficiaires effectifs. « Les sociétés anonymes et en commandite par action peuvent émettre des actions au porteur ; le Luxembourg n’a pas mis en place de système visant à en empêcher l’utilisation illicite ». C’est donc moins sur le principe des actions au porteur que sur l’usage galvaudé du mécanisme – et les « ingénieurs » en patrimoine et montages financiers ne se sont pas privés de tirer sur la corde jusqu’à l’abus – que les organisations internationales épinglent. Sur les 97 305 personnes morales qui étaient immatriculées fin 2008 au grand-duché, 51 026 étaient des sociétés anonymes et 648 des sociétés en commandite par actions. Aucune information n’a jamais transparu sur la nature des actions : nominatives ou au porteur.
Pour sa défense du système des actions au porteur, qui reste encore l’un des fonds de commerce de la Place financière, le gouvernement luxembourgeois a toujours assuré à ses évaluateurs que pour participer à une assemblée générale ou recevoir un dividende, l’actionnaire au porteur « doit en pratique donner son identité à la société ». Toutefois, a souligné le Gafi dans son rapport, « les modalités de cette identification, et le cas échéant de la conservation des données d’identification, ne sont pas précisées dans la loi ». « Il paraît douteux, poursuit le rapport, qu’une société, quelle que soit son activité, identifie ses actionnaires conformément aux procédures proscrites par la recommandation (du Gafi, ndlr) ». « Aucune mesure appropriée, avaient encore déploré les experts, ne permet d’assurer la transparence de l’actionnariat des sociétés anonymes et en commandite par action ayant émis des actions au porteur ».
Les évaluateurs du Forum mondial ont fait cette année une appréciation identique à ceux du Gafi, recommandant au Luxembourg de prendre « certaines mesures », notamment en ce qui concerne les actions au porteur, pour déterminer « dans tous les cas » l’identité des détenteurs des actions au porteur. Dans son communiqué du 12 septembre, le ministère des Finances reprend lui-même la critique des évaluateurs, sans doute pour en minimiser la portée (d’autres pays font la même chose, est l’argument avancé par les autorités luxembourgeoises) : « Le Forum mondial estime que le Luxembourg, comme d’autres pays, ne remplit pas le critère de disponibilité des renseignements d’identification des propriétaires de toutes les entités juridiques pertinentes ».
La question est maintenant de connaître les intentions du gouvernement luxembourgeois et de savoir aussi le degré de détermination des experts du Forum mondial à pousser les pays qu’il a épinglés (l’Autriche et la Suisse, derniers adeptes en Europe, à l’instar du Luxembourg, des actions au porteur, ont reçu des critiques identiques) à supprimer sur le Vieux continent le régime des titres au porteur.
Le grand-duché a six mois pour examiner « la mise en œuvre des recommandations » du Forum mondial et a promis, dans son communiqué du 12 septembre, de livrer d’ici le printemps prochain un rapport « sur les mesures en cours destinées à améliorer les critères auxquels le Luxembourg ne satisfait pas entièrement ».
Où en est aujourd’hui le dossier ? Le ministère des Finances ne laisse pas transparaître grand-chose de ses intentions, ni même de ses dispositions à céder une nouvelle fois à la pression des organisations internationales, alors que sur le plan intérieur, les milieux financiers poussent des cris d’orfraie à l’idée de mettre fin au régime des actions au porteur (l’un des arguments avancés étant que des gens ont parfois de bonnes raisons d’avancer avec un faux-nez dans des sociétés, l’autre argument étant que la suppression des titres au porteur laissera la place à d’autres « combines » garantissant l’anonymat, comme la fiducie, d’ailleurs plus coûteuse) et que, comme souvent dans ce genre de dossiers un peu techniques, la population ne se sent pas du tout concernée.
Si dans l’entourage de Luc Frieden, on rappelle avoir déjà entamé « des réflexions sur le régime des actions au porteur et en particulier sur la question de l’identification du bénéficiaire économique », on se garde bien de dévoiler son jeu. Aucune décision n’a encore été prise : « Nous analysons à l’heure actuelle, indique-t-on au ministère des Finances, en consultation avec les acteurs de la Place financière, les différentes options possibles pour satisfaire au souci de transparence qui sous-tend ce débat ».
L’Autriche semble avoir déjà choisi son camp : les autorités devraient se plier aux recommandations du Forum mondial. Le Liechtenstein aussi. Des réflexions sont également menées en Allemagne où les actions au porteur ont survécu. La Suisse ne semble pas avoir l’intention de céder. Or, une abolition des actions au porteur en Europe ne devrait pouvoir se faire que dans un contexte global, lorsque tous les pays où ce régime a survécu, seront d’accord pour y mettre fin. C’est d’ailleurs de façon concertée que les ministres des Finances d’Autriche, de la Suisse, du Liechtenstein et du Luxembourg avaient agi, il y a deux ans, suite à la pression internationale, pour accepter de passer à l’échange d’informations fiscales sur demande, conformément aux standards de l’OCDE.
Le débat politique sur l’opportunité de conserver ou d’aménager le régime des actions au porteur va forcément avoir lieu au grand-duché, mais pas forcément dans les six mois. Le jour – hasard du calendrier ? – de la publication de l’évaluation du Forum mondial, le ministre des Finances déposait un projet de loi, écrit en concertation avec les milieux financiers, relative aux titres dématérialisés. Or, qui dit dématérialisation des titres dit la fin des actions au porteur. C’est en tout cas selon ce schéma que la Belgique a aboli – progressivement – les actions au porteur. Au grand-duché, devant l’opposition des représentants du secteur financier, le gouvernement a choisi la voie consensuelle qui consistera à faire coexister trois types d’actions dans le droit des sociétés : actions nominatives, actions au porteur et titres dématérialisés.
Officiellement, il s’agit, selon les promoteurs du projet de loi, de moderniser et d’adapter le droit luxembourgeois des sociétés qui connaît déjà, dans la pratique du moins, l’émission de titres dématérialisés. Il s’agit surtout de faire plaisir aux Américains qui cherchent à imposer, malgré les réticences des Européens, la convention d’Unidroit du 9 octobre 2009 sur les règles matérielles (d’inspiration anglo-saxonnes) relatives aux titres intermédiés et qui permettent, pour résumer très schématiquement, de regarder à travers les sociétés et en connaître exactement le nombre et la qualité de ses actionnaires. Il n’y a pour l’heure aucune obligation pour le Luxem[-]bourg de se conformer à cette convention, la Commission européenne n’ayant pas encore finalisé son projet de directive qui doit intégrer les règles d’Unidroit dans le droit communautaire.
Est-ce que ça veut dire que la décision des autorités luxembourgeoises sur la pérennité des titres au porteur est déjà prise ?