Ce mardi matin, Andy Schleck, affublé de couvre-chaussures bleus, supervisait l’installation d’une gigantesque vitrine célébrant sa « passion » du cyclisme. Ses anciens vélos de course y seront accrochés comme des crucifix. Le magasin qu’il inaugurera dans un mois, sera aussi un musée à sa gloire. Les notices biographiques gardent en général le silence sur l’après-sport, l’autre moitié de la vie des coureurs. Le jeune retraité est sorti d’une bulle : « Comme sportif, tu es tout le temps entouré : des managers, des spécialistes en relations publiques, des entraîneurs, des masseurs, des cuisiniers, des banquiers. Tu n’as rien d’autre à faire que rouler en vélo. Et puis, du jour au lendemain, tout cela disparaît. Do kucks du schonn domm dran am Ufank. J’ai dû apprendre de petites choses auxquelles je n’avais pas touché depuis douze ou treize ans, comme écrire une lettre ou classer des documents. »
En 2015, après la chute qui mit fin à sa carrière, l’ancien enfant prodige et nouveau retraité décide, avec son beau-père et sa femme, d’ouvrir un magasin de vélos. Il sait que, au quotidien, il devra y faire preuve de présence pour accueillir les clients qui feront le déplacement à Itzig pour le voir lui, le héros national. « Andy » risquera de devoir ressasser sans fin ses exploits passés, raconter pour la mille et unième fois un après-midi dans les Alpes. Âgé à peine de trente ans, n’a-t-il pas peur de s’enfermer dans une image de marque ? De se figer en légende ? « Oui et non, répond-il. La vérité c’est que j’aime en parler, et du travail qui se cache derrière et qui m’a formé. Je continuerai à vivre le vélo, je ne peux et je ne veux y renoncer. » C’est un homme sociable, un charmeur qui aime qu’on l’aime. Et qui sait que « je vis encore aujourd’hui de la marque Andy Schleck ». Une image que les frères Schleck ont toujours surveillée de près, tenant à distance les journalistes critiques.
Ceux qui pédalent pour monter sont le plus souvent issus de la classe ouvrière : Charly Gaul avait été apprenti-boucher à Bonnevoie, Edy Schütz était passé par l’Arbed à Belval, Acácio Da Silva avait travaillé chez Sanichaufer à Dudelange. Pour eux, le sport était aussi un moyen d’échapper à leur condition sociale. Un coureur professionnel en début de carrière gagne au moins 5 000 euros par mois. Pour le jeune cycliste, c’est beaucoup, surtout mesuré à ce que peuvent gagner ses anciens camarades d’école. Après leur carrière sportive, la plupart des cyclistes luxembourgeois se convertirent en commerçants-artisans en ouvrant une boutique de bicyclettes grand public. Monnayant leur gloire sportive, ils se firent indépendants. En 1918, l’ancien coureur Arnold Kontz ouvrit une boutique dans le quartier de la Gare, le noyau du futur empire Kontz, qui, jusqu’à récemment, était concessionnaire de BMW. Le taciturne fils de paysans Nicolas Frantz, vainqueur des Tours de France en 1927 et 1928, travaillait jusqu’au milieu des années 1980 dans son atelier de bicyclettes, route d’Arlon. Il existe une photo de lui sur laquelle on voit un vieux Monsieur vêtu d’un tablier sombre, un genou au sol et avec une expression de concentration pieuse, réparant une bicyclette pour enfants. Bim Diederich ouvrit un petit magasin en 1953 à Pétange avant de prendre sa retraite en 1983. Seul Lull Gillen fut propulsé au-delà de la petite-bourgeoisie locale. Le coureur de piste avait fait des études, disposait de bons contacts au sein du DP et finira dans le management de la Banque de Luxembourg. Peut-être parce que le point d’arrivée des autres avait été son point départ ; il était né fils de commerçant de vélos.
Ce mercredi matin, comme tous les matins, Edy Schütz ouvre son magasin de vélos au centre de Dudelange. Avec sa casquette de cycliste en polaire et son polo rayé, il semble tout droit sorti des années 1970. Le magasin, repris par son fils Guy, attire aujourd’hui les hipsters en quête d’authenticité et de vélos de course vintage. Une mode qui laisse perplexe l’ancien coureur : « Nous avons toujours tenté d’innover ; et là, c’est marche arrière ». En janvier 1972, la carrière du porteur de bouteilles semblait enfin prendre son envol : Schütz signe chez Mercier, une des équipes les plus prometteuses. Mais alors que l’équipe est présentée à Paris, son beau-père, propriétaire d’une boutique de vélos à Dudelange, se meurt. Pragmatique, Schütz choisit la sécurité et table sur le long-terme. Il quitte Paris direction Dudelange pour reprendre le magasin ensemble avec sa femme, qu’il y avait rencontrée. « Je me suis dit : ‘Ceci durera plus longtemps.’ » Schütz sut monnayer sa réputation : il renomme le magasin et confectionne des vélos et des maillots à son nom. Mais lorsqu’on lui propose « d’entrer dans la politique », le commerçant décline ; il préfère « rester neutre », ne voulant pas froisser des clients potentiels qui auraient des penchants politiques différents.
Aux grandes compétitions, le petit coureur Schütz gagnait peu. Sa paie, il l’encaissait lors des dizaines de courses de kermesse qui suivaient le Tour de France. En théorie, ces compétitions de gala devaient suivre un tempo serein pour ménager les professionnels, martyrisés par la Grande Boucle. Or, les coureurs amateurs à la recherche d’une gloire de province éphémère rendaient imprévisibles ces compétitions de pacotille. Vagabondant de bourgade en bourgade, dormant dans la voiture, se rasant aux stations-services, Schütz évoque un « Lotter-Liewen ». Malgré cette vie éprouvante, sa reconversion dans la vie de commerçant n’aurait « pas du tout été simple » : « Passer la journée dans un magasin sans sortir, je n’y étais pas habitué. »
Les anciens coureurs décrivent leurs premiers mois dans la « vie civile » comme une épreuve psychologique et physique, un douloureux sevrage. Ce mardi après-midi, Tom Flammang est en train de conseiller une mère et sa fille sur quel VTT choisir. Il y a dix ans, celui qui était resté un coureur professionnel peu connu, a décidé d’arrêter. Il prend des cours à la Chambre de commerce, décroche son autorisation de commerce et aménage un petit magasin d’une centaine de mètres carrés au fin fond d’une cité de Bertrange. « Ce qui te manque ce sont les grands objectifs, se voir à la télé, être attendu par des fans, dit-il. Il y a comme un vide. Il m’est arrivé de me réveiller en sueur à une heure du matin avec l’idée en tête : ‘Il faut faire quelque chose pour rester en forme !’ Le goût de la course, de la compétition est toujours là. C’est comme une addiction. On recommence à s’entraîner et on croit : ‘Merde, je peux toujours le faire !’ Mais, bien sûr, ce n’est qu’une illusion. » Pourtant, Tom Flammang a réussi à se repositionner dans le microcosme du cyclisme grand-ducal : il commente les courses sur RTL et dirige les jeunes pousses de Leopard Development, dernier vestige de l’empire cycliste de Flavio Becca.
« Cela a l’air simple, mais en réalité, c’est sau-schwéier. Si on n’est pas mis sur la bonne voie, on peut tomber. C’est la raison pour laquelle les gens roulent aussi longtemps que possible. Ils veulent repousser le moment où il faut arrêter », dit Acácio Da Silva. Il est un des meilleurs coureurs luxembourgeois du siècle dernier, le chaînon manquant reliant Lucien Didier au début des années 1980 à Benoît Joachim au début des années 1990. Reste que l’historiographie foisonnante sur le cyclisme luxembourgeois fait largement l’impasse sur ses exploits. (Il a gagné trois étapes du Tour de France, dont une en 1989 au Luxembourg, grâce à une échappée spectaculaire sur le Pabéierbierg.) Le Dudelangeois est entré dans l’histoire comme le premier Portugais à avoir porté le maillot jaune ; « à l’époque, il n’y avait pas encore de double nationalité », rappelle-t-il. À la fin des années 1990, sa carrière sportive terminée, il se reconvertit en agent et promoteur immobilier.
Benoît Joachim a roulé six ans comme porteur de bouteilles zélé du Texan Lance Armstrong. Il n’a pas perçu un salaire de plusieurs millions comme les Schleck, mais en tant que travailleur consciencieux du septuple maillot jaune, il a très bien gagné sa vie. Invité au Grand Journal de Canal Plus en 2013, Joachim s’était pourtant montré amer : « Si j’en avais eu l’occasion, j’aurais pris l’option de tricher plus. J’aurais eu plus d’argent, et quand je regarde Lance Armstrong aujourd’hui, je trouve qu’il est dans un très bon état de santé et qu’il a conservé une certaine notoriété malgré tout ». Depuis qu’il a quitté la course, Joachim a cofondé une société de courtage de crédits immobiliers, rejoint la firme d’import-export fondée par son père, candidaté pour le DP dans la circonscription Sud (il y finit treizième), avant de « glisser vers l’immobilier et la promotion ». Il dit ne pas avoir voulu exploiter son nom et suivre « un chemin plus discret ». Sceptique vis-à-vis des diplômes, il se présente comme self-made-man : « Le seul diplôme qui compte, c’est celui de médecin ou d’avocat. Les autres ne servent qu’à être montrés au patron. »
Les athlètes voient leur corps changer, s’épaissir. Ils passent par une deuxième puberté. Du vélo, Andy Schleck en fait encore, mais sur le mode mobilité douce. Il a pris quelques kilos et s’est acheté un vélo de hipster pour faire des allers-retours chez le boulanger du coin. Au magazine Cycling Weekly, il déclarait il y a quatre mois : « You don’t recognize your legs anymore. There are small things like that which are hard to accept. » À trente ans, Andy Schleck n’aura plus à travailler un jour de sa vie. L’image du surdoué du vélo, du Mozart du cyclisme lui colle à la peau. Il restera comme celui qui avait trop de facilités et pas assez de discipline et de volonté ; « un talent gâché », avait titré Le Monde. Si Lance Armstrong est le champion des (faux) remords, Andy Schleck est le coureur des éternels regrets. Toujours est-il que, durant sa brève carrière, il a compté parmi la petite douzaine de coureurs qui peut négocier des contrats en or. (Au bas mot, quelque deux millions d’euros par an.)
En janvier 2011, le Luxembourg était passé du lion rouge au léopard fauve. Une confluence d’opportunismes politiques, de partenariats médiatiques et d’intérêts économiques couplée à une ferveur patriotique semblait rendre invulnérables les frères Schleck (représentés par l’avocat d’affaires Albert Wildgen) et leur promoteur Flavio Becca. Le rêve de grandeur nationale fut interrompu par une série sordide de calamités, de suspicions et de règlements de compte. Puis, à l’issue de la quinzième étape du Tour de France 2012, coup de massue : Fränk Schleck est testé positif dans un contrôle anti-dopage. À bord d’une BMW, le coureur s’enfuit des Pyrénées direction Mondorf-les-Bains. Ce soir, dans l’estaminet virtuel qu’est rtl.lu, l’ire populaire déferle. Fränk Schleck se réfugiera derrière la théorie du complot : il aurait, dit-il, été empoisonné. Andy Schleck jurera « sur sa vie et celle de sa famille » de l’innocence de son frère aîné. Mais rien n’y fit, Enovos résilie son contrat de sponsoring. (La question du doping fut longtemps anodine. Dans un article paru en 2011 dans Forum, Frank Wilhelmcite un entretien candide entre Charly Gaul et un journaliste de Miroir Sprint, un hebdomadaire proche du PCF : « Dans ce Tour 1961 [...] je suis hélas obligé d’avaler des pilules pour suivre les autres. Un jour ou l’autre je paierai l’addition ... – Des pilules ? Mais tout le monde en prend ! – C’est vrai, tout le monde en prend des pilules, mais tout le monde ... n’en prend pas autant que moi ! »)
Lorsque, dans une interview assassine accordée au Wort en janvier 2014, Becca reprocha aux frères Schleck d’être « sehr verwöhnt » et d’imputer que « das Geld interessierte sie mehr als die zu erbringende Leistung », la rupture était consommée. En rétrospective, la chute des Schleck s’est superposée avec l’atmosphère fin-de-règne des années 2011-2013. Très tôt, Flavio Becca s’enfonça dans l’affaire Livange/Wickrange et, en septembre 2011, son domicile fut perquisitionné. Le député Lucien Lux (LSAP), qui avait siégé dans le CA de Leopard SA, ne fut pas réélu aux élections de 2013 ; il se recyclera en conseiller privé de Flavio Becca. De ce maelstrom, la marque Schleck est sortie endommagée.
Au-dessus des anciens coureurs professionnels plane la légende noire de la longue chute de Charly Gaul. À la fin des années 1960, le champion ouvrit un bar à Bonnevoie, dont il devint rapidement le meilleur client. Ensuite, l’Ange des montagnes tente de se recycler au service d’immatriculation du Garage Ford Euro-Motor au Kirchberg. Gaul choisit enfin l’exil et part vivre en ermite dans l’Ösling. Pendant dix ans, il logera dans un chalet de chasse dans les forêts de Bourscheid, à l’abri des regards des compatriotes, des fans et des faux amis. Comme un personnage de Thomas Bernhard, il s’isole, travaille son jardin et fait de longues promenades, hirsute et pensif. Le professeur en littérature française et fanatique de cyclisme Frank Wilhelm y verra « un récit initiatique où le héros traverse un labyrinthe dont il sortira purifié et métamorphosé ». Gaul retrouvera le fil d’Ariane grâce à sa femme (sa troisième), grâce aussi à un job au département ministériel des Sports. comme « conseiller technique chargé de la mise à jour des archives sur le cyclisme luxembourgeois en vue du futur Musée du sport luxembourgeois ». (Un poste occupé aujourd’hui par Kim Kirchen.) Charly Gaul était donc payé pour classer son histoire ; il réussit ainsi à se réapproprier son propre mythe. Peu à peu, l’ancien coureur, jadis acrimonieux et grondeur, se montra réconciliant, voire sentimental.
Schleck dit se sentir à l’aise au Luxembourg : « Si vous regardez les autres coureurs de mon niveau, la plupart n’habitent plus le pays dans lequel ils ont grandi. Beaucoup se sont installés en Suisse ou à Monaco. Les gens disent que c’est pour des raisons fiscales. Or ce ne sont pas que les impôts ; ces garçons veulent avoir leur paix. À Mondorf, je ne suis pas une star, je suis toujours le petit Andy. Et puis le Luxembourg est si international que je peux bien y vivre. Il y a beaucoup de frontaliers ou de gens qui restent deux-trois ans pour faire du business et qui ne s’intéressent pas du tout au sport. »