Heurs et malheurs des Quandt, principaux actionnaires de BMW

L’ascension d’une famille

d'Lëtzebuerger Land vom 22.01.2016

Les Quandt sont une des plus riches familles d’Europe. Leur ascension, retracée par Rüdiger Jungbluth dans Die Quandts (2015), permet de revisiter l’histoire de BMW (la marque la plus vendue au Luxembourg, derrière Volkswagen) à la manière d’un roman familial. Jungbluth a travaillé pour le Spiegel et la Zeit, et, bien qu’empruntant abondamment aux études historiques, la biographie non autorisée qu’il vient de rééditer dans une version retravaillée, ne comporte pas de notes de bas de page. On y trouve par contre des anecdotes, des psychogrammes et des appréciations sur les styles vestimentaires.

Günther Quandt, le patriarche et fondateur de l’empire, avait été marié entre 1921 et 1929 à Magda Ritschel, de vingt ans sa cadette. (Dans le jugement de divorce, cité par Jungbluth, le tribunal note qu’elle avait « seit mehr als einem Jahr die Erfüllung der ehelichen Pflichten aus Ablehnung verweigert. ») Elle épousera en secondes noces Joseph Goebbels qu’elle avait rencontré en septembre 1930 au « Nordischer Ring », un cercle huppé où la haute société berlinoise se réunissait pour discuter de théories raciales. Harald Quandt, le fils de Günther et de Magda, allait grandir chez les Goebbels, dans l’épicentre du cénacle nazi, Noël chez le Führer à Berchtesgaden inclus. (Lorsque, retranchés dans le « Führerbunker », sa mère et son beau-père se suicidèrent, empoisonnant ses cinq demi-sœurs et son demi-frère, Harald Quandt était prisonnier des Britanniques à Bengazi.)

Günther Quandt croisera régulièrement le nouveau mari de son ex-femme. Goebbels notera en 1931 dans son journal intime : « Er ist ganz eingenommen. Ein alter Mann. Aber klug, energisch, brutaler Kapitalist, stellt sich ganz auf uns um. Soll er, – und Geld geben. » Quelques jours après la prise de pouvoir des nazis, l’industriel fit une visite dominicale au chef de la propagande nazie qui notera le soir : « Herr Quandt kommt zu Besuch. Fließt über vor Devotion. Das macht der Sieg. » Le 1er mai 33, Quandt prend sa carte au parti. Dès le début des années 1930, Herbert Quandt s’était inscrit dans la Gesellschaft zum Studium des Faschismus. Il y côtoyait d’autres industriels et hommes d’affaires à la recherche d’une alternative autoritaire au parlementarisme de la République de Weimar.

Durant les douze ans que dura le « Tausendjähriges Reich », les fabriques de Quandt tournèrent à plein, fournissant du matériel pour l’effort de guerre. Sans surprise, l’industriel opportuniste fit les éloges de Hitler, « unser Führer, der mit unbeugsamem Willen die Wiederertüchtigung und Wehrhaftmachung des deutschen Volkes durchführte ». Ce boom de la production fut rendu possible par le recours massif au travail forcé. La nouvelle usine à Hanovre produisant des accumulateurs à plomb avait même son camp de concentration intégré, sous supervision des SS. Jungbluth décrit les conditions de travail barbares : « Schutzkleidung gab es für die Häftlinge nicht. Während deutsche Arbeiter Masken trugen, mussten die Dänen die giftigen Dämpfe der warmen Bleimasse einatmen. […] Wenn Zwangsarbeiter im Betrieb von Bleikoliken gepeinigt wurden, was häufig vorkam, sorgten Aufseher mit Gewalt dafür, dass die Männer trotz der Schmerzen weiterarbeiteten. »

Or, lorsque, trois ans après la guerre, Günther Quandt sera jugé, l’acte d’accusation portera non sur les profits de guerre ni sur l’emploi de travail forcé, mais sur une « OPA » contre une firme belgo-luxembourgeoise. L’acte d’accusation se concentrera sur la bataille qui avait opposé Günther Quandt à l’homme d’affaires luxembourgeois Léon Laval : « Nach dem Erfolg des Westfeldzuges bemühte sich dieses Werk [Accumulatorenfabrik AG] unter Führung des Betroffenen [Günther Quandt] lange Zeit hindurch, die Aktienmehrheit in einer belgisch-luxemburgischen Accummulatorenfabrik, der SA Accumulateurs Tudor, zu erringen. […] Ein großer Teil der fraglichen Aktien befand sich in der Hand des Ingenieurs Laval in Luxemburg. Nachdem Laval von der Geheimen Staatspolizei verhaftet und sein Sohn in ein Konzentrationslager eingeliefert worden war, versuchte die Accumulatorenfabrik immer wieder durch einen Beauftragten, der Laval im Gefängnis aufgesucht hatte, diesen zu einem Verkauf der Aktien zu bewegen. Wenn auch die erste Verhaftung Lavals nicht nachweisbar auf die Einflussnahme der Accumulatorenfabrik zurückzuführen war, so geht doch aus den Umständen der Ver-handlungen und den vorliegenden Dokumenten einwandfrei hervor, dass der Betroffene die Lage, in der sich Laval befand, erkannte und für seine Zwecke auszunutzen bestrebt war. »

Les accumulateurs à plomb avaient une importance capitale pour l’effort de guerre. Les sous-marins, l’arme la plus redoutable de l’Allemagne dans les deux guerres mondiales, étaient équipés d’un moteur diesel et d’un moteur électrique. Immergés, les sous-marins ne fonctionnaient que grâce aux réserves d’énergie stockées dans les accumulateurs géants. De leurs capacités dépendait donc la période pendant laquelle ils pouvaient rester sous l’eau. Une fois la batterie épuisée, ils devaient refaire surface, lancer les générateurs carburant au diesel pour recharger les batteries. Les accumulateurs à plomb étaient l’invention de l’ingénieur luxembourgeois Henri Tudor qui déposa un brevet en 1886. L’année suivante, Tudor accorda les droits d’exploitation à des industriels allemands, un partenariat qui allait déboucher sur la fondation de l’Accumulatoren-Fabrik (AFA). En 1922, Günther Quandt réussit une OPA sur l’AFA (renommée Varta après la guerre). Le groupe allait devenir la pièce maîtresse de l’empire Quandt.

En 1940, la Société des Accumulateurs Tudor était dirigée par le gendre de Henri Tudor, l’homme d’affaires et notable Léon Laval. Entre 1940 et 1945, une guerre s’engagea entre Laval et Quandt pour le contrôle de la société belgo-luxembourgeoise. Ce fut une bataille à alliances variables, où intervenaient différents pontes du parti nazi, dont Goering, Goebbels, Speer et Heydrich. Soupçonné d’espionnage, Laval fut jeté en prison, mis en liberté provisoire, puis interné de nouveau. Quandt flaira sa chance. Il envoya un de ses hommes de confiance au Luxembourg. Accompagné de la Gestapo, Werner von Holtzendorf fit une proposition à Laval : vendre ses actions Tudor et retrouver la liberté. Le prisonnier du Grund refusa (voir d’Land du 11 septembre 2015).

En mai 1943, Quandt s’adressa à Speer, le priant « sich mit dem Chef der Zivilverwaltung in Luxemburg in Verbindung zu setzen und ihn zu bitten, die Sogéco zur Abgabe von 3 000 Tudor-Aktien an die Reichsbank oder an die AFA zu veranlassen. » Or, comme le note Rüdiger Jungbluth : « Speer hatte zu dieser Zeit andere Sorgen und sah keine Veranlassung sich zu Quandts Aktienbeschaffer zu machen. » Les tentatives de Quandt avaient donc échoué. Car, comme le relevait l’historien Henri Wehenkel, « dans le cas de la guerre totale, Speer misait sur l’autogestion patronale, ce qui avait pour résultat que la Wirschaftskammer de Luxembourg était chargée du dossier et celle-ci était dirigée par Aloyse Meyer, le directeur général de l’Arbed. »

En avril 1945, Günther Quandt fuit l’avancée russe sur Berlin et se réfugie en Bavière, estimant que la zone d’occupation américaine serait le point de chute le plus doux. (La Suisse lui avait refusé le visa.) Il y vivra une année sans être importuné. En juillet 1946, il sera arrêté par le gouvernement militaire et interné dans un camp pour prisonniers politiques. Il y passera 18 mois, s’inscrivant dans des cours sur le Tibet, la religion chrétienne, l’agriculture ou encore la théorie musicale. L’industriel fut relâché en janvier 1948. Il sentit que le vent avait tourné. La guerre froide avait commencé. D’ores et déjà, l’accusation fut dégradée : il ne sera plus jugé pour appartenance au groupe I des « Hauptschuldige », mais du groupe II des « Belastete ». Le procureur allait baser l’accusation sur un témoin principal : Léon Laval. Le procès durera trois mois, Quandt, citoyen au-dessus de tout soupçon, sera catégorisé dans le groupe IV des inoffensifs et naïfs, les « Mitläufer ». L’avocat de Laval lui-même s’inquiétait de ce que son mandant allait mener le procès « mit einem Übermaß an Ressentiment. » En fondant ses accusations sur les témoignages de Laval, le procureur ne s’était pas rendu service : « In seiner Beweisnot hatte sich Staatsanwalt Herf allzu sehr auf den Fall Laval konzentriert und versäumt zu ermitteln, wie viel Geld Günther Quandt tatsächlich durch Rüstung verdient hatte, écrit Jungbluth. Er brachte nicht einmal in Erfahrung, wie viele Aktien Günther Quandt persönlich oder über seine Holdinggesellschaft an der Deutschen Waffen- und Munitionsfabrik besaß. »

Autre temps, même business : Héritant de la fabrique d’armement Industrie-Werke Karlsruhe (IWK), Harald Quandt, fils de Günther Quandt et beau-fils de Joseph Goebbels, allait profiter du réarmement de la République fédérale. Entre 1962 et 1967, les IWK produiront des mines antipersonnel pour la Bundeswehr. La DM31 était innovante ; elle déclenche une petite charge qui la fait sauter à la hauteur du ventre puis d’allumer la charge principale et ses 300 à 400 éclats d’acier. Les mines produites par Quandt seront découvertes plus tard en Éthiopie, Angola ou encore Érythrée. Après la défaite nazie, Harald Quandt s’était mis à l’heure américaine. Comme le remarqua un de ses amis, « er hat in den Jahren nach dem Krieg viel eher als andere erkannt, dass wir in einem amerikanischen Zeitalter leben. » Or, cela ne l’empêchera pas d’employer d’anciens dignitaires nazis dans ses firmes, à l’instar de Werner Naumann, secrétaire d’État du Dr Goebbels. (Naumann sera arrêté en 1953 par les autorités britanniques pour avoir infiltré, ensemble avec d’autres ex-dignitaires nazis, le FDP de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie.)

Herbert et Harald, les deux fils de Günther Quandt, avaient compris très tôt que l’industrie de l’avenir sera celle de l’automobile. Ils s’intéressaient d’abord à Daimler-Benz, mais la concurrence y était rude. Selon la logique de la « Dekartellierung », les alliés avaient exigé que le profiteur de guerre Friedrich Flick vende ses participations dans l’acier et le charbon. Les plus-values de la vente, Flick les convertit en actions Daimler-Benz et y devint l’actionnaire principal. Les frères Quandt commençaient donc à délaisser Stuttgart et à lorgner en direction de Munich et de BMW. Rüdiger Jungbluth relate à quel point BMW était une institution dans la bourgeoisie conservatrice munichoise : « Die Aktien galten als Tafelsilber das nur vererbt, aber nicht verkauft werden durfte. » Or, lorsque les frères Quandt entrent dans le capital de BMW, le constructeur est proche de la faillite. « Was in der Produktpalette fehlte, waren schicke Automobile für die große Masse der aufsteigenden Durchschnittsverdiener », écrit Jungbluth. BMW allait occuper cette niche ouverte par le « Wirtschaftswunder », quelque part entre les voitures peu chères d’Opel, VW et de Ford et les limousines de luxe de Citroën et de Mercedes.

Herbert Quandt s’adjoint les services de Paul Hahnemann, un chef des ventes impitoyable. Hahnemann tentait de définir une nouvelle image de marque pour BMW : sportive, jeune, tendance, l’opposant à Mercedes dépeinte comme élitiste et anachronique. Jungbluth relate les tactiques utilisées par Hahnemann pour mettre sous pression les vendeurs. Il identifia le maillon le plus faible parmi les concessionnaires, un importateur danois dont les ventes étaient médiocres, et lui intimida de reprendre quarante voitures du modèle le moins en demande. Lorsque le Danois refusa, son contrat fut illico terminé. « Der Einschüchterungsversuch funktionierte, note Jungbluth. Die Kündigung des Dänen hatte sich unter den BMW-Autohäusern schon herumgesprochen. Keiner der Händler meuterte. » En quelques mois, BMW vendra un millier d’un modèle réputé invendable.

La quatrième génération gère désormais l’empire Quandt. Les petits-enfants de Herbert Quandt ont investi dans l’immobilier, ont créé des family offices, des écuries et des joailleries. (Et, pour rassembler leurs participations, certains ont créé des holdings au Luxembourg.) Ce sont les enfants cadets de Herbert Quandt, Susanne et Stefan, qui ont touché le jackpot. Ils ont hérité les 46,7 pour cent des actions de BMW. Politiquement, les Quandt sont conservateurs. Herbert avait été un ardent anticommuniste, ami d’Axel Springer et proche de Franz Josef Strauß. En 2013, la presse allemande révéla que Susanne Klatten et Stefan Quandt avaient chacun fait un don de 230 000 euros à la CDU. Nés dans les années 1960, les deux héritiers ont grandi dans la hantise du terrorisme gauchiste de la Rote Armee Fraktion. En 1997, ils font leur entrée au conseil d’administration de BMW. Pour les deux héritiers, BMW sera une machine à sous. En 2006, BMW dépassera son ancienne rivale de Stuttgart, Mercedes. Comme le note Jungbluth : « Nur wenige Aktien in dem 1988 erstmals berechneten Deutschen Aktienindex (DAX) sind seither so stark gestiegen wie BMW. In den 25 Jahren bis 2013 verteuerte sich die BMW-Aktie jährlich um durchschnittlich 9,6 Prozent im Kurs. » Rien qu’en 2015, Stefan Quandt a touché des dividendes à hauteur de 304 millions d’euros.

Rüdiger Jungbluth, Die Quandts – Deutschlands erfolgreichste Unternehmerfamilie, Frankfurt/Main, Campus Verlag, 2015
Bernard Thomas
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