De Suzan Noesen, on se souvient du magnifique dialogue avec sa grand-mère, Livre d’Heures (2019), où elle avait filmé la vie avec son aïeule durant les quatre saisons d’une année, la perception par l’une et l’autre de leur quotidien dans la maison où elle vivent ensemble, du temps qui passe et de leurs regards respectifs de l’une sur l’autre.
Suzan Noesen était aussi l’observatrice, puisque la réalisatrice, et dans How to cut an apple ?, elle l’est toujours. Mais d’une manière plus extérieure, concernant l’installation au rez-de-chaussée de la galerie Dominique Lang. Il faut contourner deux écrans de couleur mordorée en film miroir, pour entrer dans Blind Corners. Dans un espace où on regarde ce qui se passe sur et entre des écrans. Suzan Nosen fait pénétrer les spectateurs dans l’intérieur d’un espace cadré.
Dans celui-ci, sur trois écrans, trois jeunes femmes coupent une pomme et s’observent, d’un écran à l’autre, l’une l’autre, chacune depuis son espace à elle. La querencia, en espagnol, c’est l’angle mort de l’arène où le taureau peut se retirer et observer sous quel angle le torero et lui, vont s’affronter dans la prochaine passe de leur combat. Cette comparaison est littérale, car il n’y a pas d’affect, pas de sensibilité entre les trois protagoniste. Suzan Noesen montre ici, sous l’apparente innocence de la découpe d’un fruit, une concurrence, une de celles que la société actuelle nous impose dans l’être et le paraître.
Suzan Noesen est loin d’ici en ce moment, à Montréal, où elle suit un master de vidéaste. Il est vrai que cette installation du rez-de-chaussée semble un peu pauvre, même si la froideur du sujet est volontaire. On a de beaucoup préféré au premier étage de la galerie, le tipi, donc encore un espace clos, fait d’un cylindre de soie sépia rosé, tacheté de motifs en teinture végétale et à la peinture acrylique, tendu sur des tiges de bois mort. On peut entrer dans ce monde intérieur, devenir soi-même écran de la projection vidéo The Group as a Body as a Landscape in my Body ou rester extérieur à la projection et en regarder néanmoins le dedans.
Au-dessus en-dessous… Cut cave, à savoir l’espace où une pomme, encore, est pelée en rond au couteau par des mains velues, aux ongles pointus métalliques (elles sont exposées à part, comme pour mieux laisser appréhender la part de mystère ou de magie d’un geste simple à l’origine). La technicité mise en œuvre par Suzan Noesen est redoutable, mais il n’est pas nécessaire d’en saisir les secrets pour se laisser prendre par l’esthétique de cette pièce sur soie teintée en tons bleutés. Au centre donc, comme les fins linges qui étaient utilisés autrefois en cuisine, Suzan Noesen projette, en couleurs, la découpe circulaire de la pomme, dont les pelures tombent hors cadre et font comme alourdir le tissu, fixé sur des piquets de bois mort par des pinces métalliques.
Toute aussi pragmatique au départ est le voyage 5 km/h de Letizia Romanini à la galerie Nei Liicht, mais transposé en plusieurs condensés conceptuels époustouflants. Avec une tente et un sac à dos, elle est partie faire le tour du pays sur ses bords, soit 356 km, parcourant le paysage des trois frontières avec la France (elle est partie d’Esch-sur-Alzette, sa ville natale) et le Minett, l’Allemagne et la Moselle, la Belgique et les Ardennes. Un tour en 24 jours à cinq kilomètres heure, d’où le titre de l’exposition.
«Elle glane, prend des photos, sélectionne des petites choses précieuses de l’environnement naturel qui n’ont pour valeur que celle que leur accorde l’artiste : amadouviers, branches de vignes séchées, écorce d’arbres, petits cailloux et minéraux, résidus artificiels aussi : hameçon, carcasse de voiture, fils métalliques », écrit Claire Kueny dans le texte d’accompagnement. Citons aussi Ursula K. Le Guin à propos du travail de Letizia Romanini ensuite à l’atelier : « Fabriquer une chose, c’est l’inventer, la découvrir, la dévoiler. » Oui, 5 km/h, c’est la transformation d’éléments des territoires parcourus, leur topographie, leur minéralité, leur végétation et des résidus de la vie humaine en œuvres d’art.
Il y a en tout sept ensembles ou chapitres, traités de manière différente et une introduction. Timestepping, ce sont 24 languettes de métal gris sur lesquelles la marche journalière est colorée de vert comme la mesure des efforts d’un cœur qui bat. Suit une série de paysages réalisée en marqueterie de paille, comme on faisait autrefois dans les campagnes des intérieurs dans les tons ocres de la matière première. Luxfield I-V sont hauts en couleurs, comme peuvent se juxtaposer des parterres de mousses et de bruyères regardés de très près, ou des couches de roches vues de loin. Il y a aussi l’évocation d’un paysage réel avec des silhouettes de peupliers à l’avant-plan, puis une succession de champs et un ciel nuageux.
Vient ensuite une opposition entre deux photographies qui illustrerait la variation de la focale du regard. Des fleurs sauvages très colorées prises à l’objectif macro, encadrées comme il se doit pour ce genre de photo de détail et, collé à même le mur comme pour s’y fondre, un paysage à l’heure bleue, celle des non couleurs. Au-dessus d’une haie hérissée à l’avant-plan, s’ouvre la grande inconnue de la lumière qui va disparaître dans la nuit. Ënnerwee est le rendu condensé de la marche de Letizia Romanini le long du contours du pays comme s’il existait un chemin continu, qui traverserait forêts, champs moissonnés, le vignoble, un pont.
Accrochées à la verticale du mur, on voit le recto et le verso, comme s’il ne fallait pas choisir le sens de la marche d’Ënnerwee. Avec Fomes Fomenarius (une photo macro de la texture d’un champignon) et Nomenclature, un cercle de formes glanées tri et bi-dimensionnelles, toutes petites, moyennes, plus grandes disposées en cercle, voici sans doute le résumé et le condensé le plus virtuose de l’exposition. Le rendu des impressions de Ënnerwee et Fomes Fomenarius, risographie et résine sur papier y sont pour beaucoup. Enfin, éléments minéraux naturels, scories vitrifiées de la Minette, dessous de champignons, sarments de vigne, bouts d’ardoise, résidus d’une voiture abandonnée, tous moulés et coulés en matériaux précieux, s’ajoutent à la qualité de l’ensemble.
La virtuosité de Letizia Romanini est ébouriffante. On continue le parcours avec la série d’hommage à l’eau (stalactites de grottes de sa région d’origine en Italie et terre boueuse au Luxembourg). Ce sont des sérigraphies sur verre à l’encre miroir argentée, car l’eau est un trésor qui encore, nous paraît banal. Elle goutte à goutte ou coule de source, mais peut cruellement manquer et se déchaîner et détruire, comme lors de l’inondation du Mullerthal (Born 10h13, Moersdorf 11h43). La série de photographies est trompeusement belle. Letizia Romanini s’est-elle inspirée dans cette dernière salle de la mise en espace de l’exposition Enfin seules – Photographies de la collection Archive of Modern Conflict au Mudam en 2021 ?
Nous ne lui reprochons pas. Car nous l’interprétons comme un écho à la découverte du regard photographique émerveillé sur la nature à la fin du 19e siècle. C’était hier. Mais demain, 5 km/h de Letizia Romanini résonnera comme une esthétique hommage à l’écosystème envoie de destruction. L’esthétique peut prendre une autre voie que la seule beauté en soi.