« Dans une ère de post-vérité, nous assistons à une atomisation des récits collectifs. Les grandes structures que sont l’enseignement et les grands médias, souvent canaux de diffusion de ces récits communs, ont perdu de leur aura et de leur autorité, pour être contrebalancées par des mouvements émancipatoires qui ont permis une libération de la parole. Cette transformation a ouvert l’espace à l’expression de ressentis et d’émotions dans l’espace public – un espace qui peut tout autant fonctionner comme lieu de rassemblement qu’exclure ceux.elles qui ne sentent pas légitimes de s’y exprimer. » Ce constat introduit Comment se raconter, exposition d’envergure qui investit l’ensemble du bâtiment du Frac Lorraine. Elle dévoile le travail d’une dizaine d’artistes internationaux à travers une pluralité de techniques d’expression mise au service de récits de vie collectifs — échanges épistolaires, dessins, broderie, vidéos, installations plastiques.
Rien n’est plus traditionnel que de « faire récit », en Occident comme ailleurs, où narration a souvent rimé avec figuration afin de rapporter de hauts faits d’armes, d’immortaliser la magnificence d’un règne et d’en consigner les actions mémorables pour les transmettre aux générations suivantes. Le temps est fini cependant où seuls les puissants possédaient le pouvoir d’écrire l’Histoire et s’y affirmaient comme les sujets exclusifs. Le Frac Lorraine s’empare de ce sujet pour l’interroger à nouveaux. En témoigne cette pièce suspendue dans une salle près de l’entrée : un Parasol réalisé cet été lors d’ateliers menés au Centre social Jean Morette de Fameck, en Moselle, structure invitée par le Frac à présenter un objet auquel s’identifier. Un geste beau et généreux, non seulement parce qu’il décloisonne les secteurs professionnels, mais pour son résultat même, plaisant au regard et justifié comme suit par l’équipe du Centre social. « C’est quoi un centre social, à quoi ça sert, qui peut y venir, quel objet pourrait symboliser un tel lieu ? (…) C’est une maison des possibles, des projets, qui peuvent naître de la rencontre, de passions partagées et parfois de colères ou de désespoir. (…) Comme une incitation à nous rencontrer, notre maison-parasol nous invite à la curiosité de l’autre. », lit-on sur le cartel. Non loin, une clé frappée du nom d’Héraclès repose au sol, reliée à des coussins mythiques : l’une des nombreuses œuvres jalonnant le parcours que l’on doit à la Suisse Gaia Vincensini, intitulée New Gods (2021).
Autre forme simple privilégiée, la vidéo iconoclaste de l’Américain Tony Cokes, qui se présente dans son plus simple élément : dépourvue d’images, mais peuplée de messages écrits accompagnés de chansons de Morrissey qui interpellent directement le spectateur, à la façon des situationnistes. L’un de ses écrans-écrits en théorise la démarche : « Ici, l’idée fondamentale est qu’une transformation mentale collective majeure n’est pas toujours portée par des images et des preuves. Peut-être que de telles images et de telles preuves, contrairement à nos suppositions les plus empathiques et rationnelles, ralentissent finalement les transformations : qu’on pense à la République populaire de Chine vingt ans après l’homme face au tank à Beijing. D’une certaine façon, de telles images rendent familier quelque chose d’inhabituel. Mais un tel processus implique aussi, nécessairement, que l’œil colonise quelque chose qui est Autre, créant l’impression trompeuse que je connais déjà cette situation, que nous sommes déjà en train d’agir. D’un autre côté, les connaissances issues d’un événement qui n’a pas d’image seront le fruit de l’imagination. »
Plus avant, une vidéo d’Anna Witt réunit des adolescents et adolescentes du Forum de Gröpelingen autour de photos d’archives prises à Brème, où l’on perçoit des ouvriers kurdes manifester aux côtés de travailleurs allemands. Ces supports trouvent un écho lointain parmi les jeunes générations convoquées dans la vidéo ; elles expriment leurs ressentis sur des problèmes qui leur semblent dépassés, tout en ne cachant pas leur anxiété quant à leur insertion professionnelle, puisque toute formation leur semble aujourd’hui dévalorisée par le marché du travail… Autre pièce de choix, Prison n°5 (2017-2019), qui tient à la fois du journal, de la fresque murale, de l’exutoire et de la bande-dessinée : les terribles dessins sur papier kraft de la journaliste et artiste nomade Zehra Dogan, relate la condition des Kurdes en Turquie ainsi que son propre sort dans les geôles ottomanes. Elle y témoigne des actes de tortures perpétrés contre les hommes et les femmes de la cette communauté, la minorité ethnique la plus importante de Turquie. On doit à l’artiste Rahima Gambo et au Tatsunya Artist Collective, dont la vie communautaire au Nigéria est documentée par de nombreuses photographies et un film, une superbe couverture de lits brodée. Sans oublier la vidéo de Rory Pilgrim, intitulée RAFTS (2020-22), réalisé en collaboration avec différents collectifs engagés dans l’accessibilité de l’art et l’hébergement d’urgence.