Une poignée d’années seulement séparait les deux. Patrick Saytour étant né en 1935 à Nice, Marc Henri Reckinger en 1940 à Ettelbruck. Ils sont décédés à moins d’un mois de différence. Les deux ont appartenu à peu près à la même génération, il est plus signifiant encore de les associer à l’époque, les années 1960 qui les ont vus prendre leur orientation dans la vie et dans l’art. Après des années de formation où Saytour avait frayé du côté des arts décoratifs et de la mise en scène. Quant à Reckinger, il avait fréquenté les académies de Bruxelles, Vienne et Paris. Pour les deux, il y eut rupture, la chose est évidente quand en 1963 et 1964 on avait encore été dans l’atelier de Roger Chastel aux Beaux-Arts. Ce qui ne nie en rien le métier qu’on en a pu tirer.
Ah, les années 60. Le temps est à une mise en question aussi totale que radicale, d’autant plus qu’elle est poussée par un élan, un engagement. Marc Henri Reckinger dont le talent est d’emblée décelé, n’ira guère plus loin dans le succès qu’on lui promet dans un art proche de l’abstraction parisienne. Le voici pris dans l’aventure innovatrice de la Grange de Consdorf, et elle se fait en commun des artistes plasticiens et des écrivains. La hardiesse est de partie dans la performance du Salon de 1968, l’action nommée Ligne brisée, l’année suivante dans la vallée de la Pétrusse, on l’interprétera comme la seule incursion dans le pays dans le land art, ou l’on y verra un pas franchi en direction d’une dématérialisation de la peinture, hors de la toile et de son châssis.
Au même moment, voilà Saytour qui expose ses œuvres dans la première manifestation, en 1969, du mouvement Supports/Surfaces, au Musée d’art moderne de Paris. Il restera fidèle à ce qui dès lors sera son credo artistique, « une entreprise de déconstruction de la forme, de la couleur, du format, du cadre de présentation ». Les membres du groupe auront beau se séparer, la voie est tracée, une fois pour toutes.
C’était habituel alors, des groupements se constituaient, se défaisaient très vite. Dans l’art, dans la vie, j’entends l’engagement politique. Et pour Marc Henri Reckinger, pendant quelques années, c’est ce dernier qui prime (à rapprocher d’un Buraglio qui est allé travailler en usine avant de revenir à la peinture). Comment alors s’y prendre, loin d’une révolution formaliste choisie par d’autres, jugée trop coupée de la réalité et du public, pour le plus grand impact possible. De la sorte, dans la Deuxième Guerre mondiale, tels poètes surréalistes avaient repris les chemins d’une poésie plus traditionnelle. Le message avant tout.
Là-dessus, Saytour et Reckinger sont diamétralement opposés. Notre compatriote, dans sa lutte picturale contre toutes sortes d’injustices, excédé (mais sa combativité n’en était toujours que plus vive) par le monde comme il allait mal, tout près comme au lointain, prit tour à tour deux façons, dira-t-on deux styles, pour y répondre. La lecture de l’écrivain britannique John Berger, marxiste d’ailleurs, l’avait convaincu que l’esthétique cubiste était la plus appropriée pour une représentation contemporaine, n’avait strictement rien perdu de sa force. A côté, il y eut toujours le recours à une figuration des plus saisissantes, ça s’appelle réalisme social, quand il fallait montrer et dire les choses telles qu’elles sont, dans leur vérité toute nue, toute crue, toute simple. Place également à de l’espoir, dans telle Taverne d’un monde meilleur, à la Guttuso.
Place peut-être aussi à un refuge de paix, voire d’utopie. La musique fut pour Marc Henri Reckinger cet autre monde. Hélas, le fils que Reckinger et son épouse Annie avaient adopté, musicien talentueux, est mort trop jeune, à l’âge de trente-trois ans, en 2021. Terminons sur une note positive : Marc Henri Reckinger a su, dans les tout derniers moments de sa vie, que le prix national 2024 lui revenait, une reconnaissance, tardive certes, amplement méritée.