Une photo ? Non, plutôt pas. Yonas est un jeune homme humble et timide, mais extrêmement aimable. Figure élancée, barbe soignée et vêtements de sport. Il s’exprime dans un anglais encore un peu hésitant. Arrivé au Luxembourg en mai 2017, avec un groupe de personnes relocalisées à partir d’Italie, dans le cadre des accords européens sur le partage de la charge migratoire, il habite dans un foyer pour demandeurs de protection internationale à Sanem, est en train d’apprendre le français et suit des cours d’économie en-ligne. « Je n’étais pas vraiment enchanté à l’époque, quand on m’a dit que je partais pour le Luxembourg, raconte-t-il, parce que je n’avais jamais entendu parler de ce pays ». Aujourd’hui, « je suis vraiment reconnaissant au Luxembourg et à ses habitants, qui sont très accueillants vis-à-vis des étrangers et font tout leur possible pour communiquer avec nous, même ceux qui ne parlent pas anglais ».
En Érythrée, Yonas n’a connu que la guerre. Ancienne colonie italienne, ce pays à l’Est du continent, au bord de la mer Rouge – d’ailleurs le nom du pays vient du grec pour « la Rouge » –, voisin de l’Arabie Saoudite, du Yémen, du Soudan, de l’Éthiopie et de Djibouti, avait été annexé par l’Éthiopie en 1962, suivi de trente ans de guerres, qui aboutissent à sa déclaration d’indépendance en 1993. Depuis lors, le président Isaias Afwerki est en place, sans que des élections n’aient jamais eu lieu. « Je suis toujours jaloux des pays démocratiques, affirme Yonas. Mon rêve serait que mon pays le devienne un jour, pour que je puisse y retourner. Mais nous n’avons même pas de constitution depuis 23 ans… » Dans son dernier rapport sur les droits de l’homme en Érythrée, publié en juin, le commissaire en charge de la région pour les Nations Unies, Mike Smith, fait état de nombreuses exactions et violations des droits de l’homme dans ce pays de six millions d’habitants : esclavagisme, aussi sexuel, viols, incarcérations arbitraires, disparitions, assassinats…, qui ont impliqué le départ d’une grande proportion de ses habitants. Rien qu’en 2015, 47 000 ressortissants d’Érythrée ont demandé l’asile en Europe, selon le rapport Smith. En 2016, le UNHCR recense plus d’un demi-million de migrants d’origine érythréenne en situation d’asile de par le monde.
Yonas est de ceux qui estimaient que la situation était devenue intenable pour lui : d’une guerre à l’autre, lui qui ne s’est pas défilé de son service militaire, ne voyait plus de perspective d’un avenir en paix chez lui. Pourtant, sa famille n’est pas pauvre, fait partie de la classe moyenne. Ses parents le soutiennent dans tous ses efforts, lui et ses cinq frères et sœurs. Ils habitent à Areza, une petite ville dans le Sud du pays. En janvier 2015, Yonas, qui est alors étudiant en économie, décide de quitter le pays. « C’était la décision la plus difficile de toute ma vie », se souvient-il. Les frontières avec l’Éthiopie sont encore fermées (elles n’ont été rouvertes qu’après des accords de paix entre les deux pays, cet été), il traverse de nuit et à pied, « au péril de nos vies ». Il voyage en compagnie de quelques-uns de ses plus proches amis. En Éthiopie, il rejoint le camp Adi-Harush du UNHCR, dans la région de Tigray – où vivent 10 600 autres réfugiés érythréens.
Yonas y reste durant deux ans, essaye même de s’inscrire à l’université d’Adigrat. « Mais il y a sans cesse des conflits entre groupes ethniques en Éthiopie », se souvient-il, que c’était extrêmement dangereux d’y vivre à cause des conflits armés. Lui et ses amis décident d’aller ailleurs, rejoignent le Soudan. Mais après quelques semaines seulement, ils repartent, car « ils volent l’argent des Érythréens ». Prochaine destination : l’Europe. Nous sommes en été 2016, pour rejoindre la côte libyenne, il faut traverser le Sahara. « Nous y avons passé 21 jours ! Sans nourriture et sans assez d’eau… » Les trafiquants leur avaient demandé 4 200 dollars, mais différents gangs se combattent dans le désert, et Yonas et ses amis sont vendus d’une milice à l’autre – des Tchadiens, des Érythréens, des Libyens – et au final, cela leur aura coûté 7 500 euros et un péril constant : ils ont eu deux accidents de voiture, Yonas a vu mourir certains de ses amis, « et ma vie était souvent en danger ». Arrivés en Libye, à Tripoli, cela s’empire même : « Nous avons été enfermés dans un véritable trou durant trois mois, sans savoir pourquoi et ce qui allait nous arriver et quand nous allions pouvoir en partir. Les femmes ont été violées et nous n’avons pas eu le droit de sortir prendre l’air ou voir le soleil. » Ils étaient 1 500 dans cette situation. Après trois mois dans l’incertitude, les réfugiés se rebiffent et organisent une grande émeute pour se faire entendre. On les laisse partir en mer. Une mer qui « n’était pas bonne », se souvient Yonas. Nous sommes en octobre 2016 ; selon l’Onu, cette année-là, plus de 6 000 migrants sont morts en Méditerranée. « Quand j’y repense, ce n’était peut-être pas la bonne décision de quitter mon pays, c’était tellement dangereux », concède Yonas, qui croyait mourir plusieurs fois durant son périple. C’est pour cela qu’il n’envisage pas vraiment de faire suivre sa famille.
Le statut de bénéficiaire de protection internationale, il l’avait reçu en Italie déjà et est arrivé au Luxembourg avec tous les papiers nécessaires pour pouvoir commencer une nouvelle vie ici. Sauf qu’il ne maîtrise pas encore les langues : les langues officielles de l’Érythrée sont le tigrigna, l’arabe et l’anglais. C’est un problème pour beaucoup d’Érythréens qui arrivent en Europe : rien que pour traduire leurs papiers d’identité durant la procédure de demande de protection internationale, qui sont souvent en tigrigna (qui a son propre alphabet), il faut d’abord trouver un traducteur agréé. En 2016, les Érythréens étaient le deuxième plus grand groupe de nouveaux demandeurs d’asile, derrières les Syriens. Durant les dix premiers mois de cette année, ils étaient 278 Érythréens à déposer une demande, soit plus de seize pour cent des demandes – et 86 personnes de plus que les Syriens. Vu la situation des droits de l’homme dans leur pays d’origine, internationalement reconnue comme désastreuse, la plupart d’entre eux reçoivent le statut.
Pour eux, ce n’est pourtant souvent pas le point d’arrivée, mais le départ d’un processus d’intégration au Luxembourg : il faut apprendre une ou plusieurs nouvelles langues, se retrouver dans le dédale administratif – Yonas assiste ses compatriotes tant qu’il peut en aidant en tant que bénévole pour l’association Passerell –, trouver un emploi ou une formation – Yonas suit des cours à distance avec l’ONG allemande Kiron, en attendant de parler assez bien le français pour pouvoir intégrer l’Université du Luxembourg – et, surtout, un logement. Plus d’un an et demi après être arrivé au Luxembourg, et bien qu’il touche le RMG, Yonas n’arrive pas à trouver de propriétaire qui veuille lui louer un appartement. Il est chrétien orthodoxe et suit les messes de l’Église éthiopienne et érythréenne à Strassen. « Nous ne voulons jamais violer les règles de la Bible », explique Yonas. « Pour être honnête, mon cerveau ne pense toujours que les bonnes choses. » Alors même si, « la vie n’est pas bonne pour tout le monde : pour certains, c’est le ciel et pour d’autres l’enfer », il est persuadé que « mon peuple est vraiment humble. Mes compatriotes ne font pas de choses qui ne soient pas éthiques et ils veulent seulement s’intégrer dans la société de manière paisible ». C’est peut-être la raison pour laquelle, malgré leur nombre relativement élevé et les difficultés interculturelles évidentes, les Érythréens demeurent une communauté invisible au Luxembourg.