d’Lëtzebuerger Land : Le gouvernement allemand risque de se briser sur la question. Les dirigeants européens enchaînent mini-sommet européen dimanche dernier et sommet du Conseil européen hier et aujourd’hui sur le sujet et ne trouvent pas d’accord. Les pays du Sud, disposant de frontières extérieures à l’UE, se sentent trahis par les pays du Nord en ce qui concerne l’accueil et la gestion des migrants qui arrivent sur leurs côtes. Et les nouveaux gouvernements à participation de l’extrême-droite crient à la « forteresse Europe »... Est-ce que l’Europe va se briser sur la question des migrations ?
Jean Asselborn : Le pire, c’est que ce ne sont plus seulement les pays du groupe dit Visegrad (la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie, ndlr.), qui refusaient depuis 2015 toute solidarité européenne sur la question migratoire, mais aussi d’autres pays, qui, emmenés par la présidence autrichienne qui commence le 1er juillet, entonnent désormais le refrain qu’il faut prioritairement sécuriser les frontières extérieures de l’Europe avant toute autre mesure. J’ai déjà lancé cette boutade ailleurs : même si nous avions à notre disposition l’armée nord-coréenne, il serait impossible de fermer hermétiquement les frontières pour ceux qui fuient la guerre ou la misère. Aucune clôture ne sera jamais assez haute, ils trouveront toujours une voie d’accès.
Puis je voudrais quand même insister sur le fait qu’il s’agit d’un sujet qui concerne l’humanisme le plus élémentaire. Or, cet humanisme était le premier objectif de la création de la Communauté européenne après la Deuxième Guerre mondiale : les dirigeants politiques voulaient créer une vraie communauté humaine basée sur deux valeurs fondamentales, la solidarité et la responsabilité. Si ces deux valeurs ne sont plus appliquées, nous ne sommes plus une communauté et nous trahissons l’idée même du projet de pacification du continent. La question de l’humanisme qui se pose actuellement est plus fondamentale que toutes les autres, c’est une épreuve beaucoup plus grande pour l’Europe que ne le furent la crise financière ou les débats autour du traité européen. Il s’agit ici d’une dimension qui met en péril tout l’idéal européen – surtout lorsque ceux qui attisent sans cesse les peurs de l’Autre, et en particulier de l’Autre qui est musulman et arabe, gagnent du terrain.
Durant des années, les politiques modérés prétendaient qu’il fallait gérer la question migratoire avec beaucoup de circonspection, ne pas en faire trop, de peur de renforcer les tendances politiques populistes voire d’extrême-droite en Europe. Or, maintenant ces partis xénophobes et eurosceptiques sont solidement établis au pouvoir, que ce soit en Hongrie, en Pologne, en Italie ou en Autriche. Donc ces précautions n’ont rien apporté ?
L’extrême-droite précède largement la crise migratoire de 2015, elle n’a en fait jamais quitté le continent européen : Jean-Marie Le Pen œuvrait en France dès les années 1950, le NPD est établi depuis longtemps en Allemagne, les Pays-Bas ont Geert Wilders... Je ne peux que citer encore une fois Mitterrand qui disait « le nationalisme, c’est la guerre » et il avait raison. La crise migratoire, avec le Brexit et l’élection de Donald Trump aux États-Unis et son slogan glorificateur du nationalisme « Amercia First » ont juste encore amplifié cette ambiance de rejet. En Allemagne par exemple, la « Willkommenskultur » (culture de l’accueil, ndlr.) prônée en 2015 par Angela Merkel s’est vite transformée en son contraire, et ce dès l’arrivée de la Pegida et de l’AfD. Mais si Angela Merkel n’avait pas donné ce signal fort il y a trois ans, nous n’aurions plus d’Europe aujourd’hui, j’en suis persuadé.
Si certains pays d’Europe, comme notamment l’Italie, ont changé leur politique et refusent d’accueillir des bateaux de migrants en détresse, comme ce fut le cas de l’Aquarius il y a deux semaines ou du Lifeline cette semaine – le premier a finalement pu accoster en Espagne, le deuxième à Malte –, n’est-ce pas un échec cuisant de l’idée européenne ? Comment éviter de tels drames – qui sont, en fait aussi une prise d’otages politique pour forcer l’Europe à réagir ?
Il n’y a pas de solutions faciles. Une piste pourrait être la proposition de Filippo Grandi, le Haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), développée avec l’Office international pour les migrations (OIM). Il propose deux étapes : premièrement, l’Onu serait prête à installer et exploiter des centres de gestion des demandes de protection internationale en Libye, où seraient traitées ces demandes, et les personnes éligibles au statut de Genève seraient placées dans un programme de réinstallation vers l’Europe – qui devrait trouver un accord sur le nombre de réfugiés à accueillir par pays. Les autres migrants, ceux qui n’ont pas droit au statut de protection internationale, seraient renvoyés, sous la surveillance de l’OIM, vers leur pays d’origine. Cela se fait déjà à une plus petite échelle, j’ai visité de tels centres de départ lors de mon voyage en Libye et au Niger en début d’année.
Deuxièmement, et c’est important aussi, cette proposition implique également qu’il faut clarifier la question de l’accostage des bateaux de migrants légaux et illégaux qui partiraient alors de l’Afrique vers l’Europe. Jusqu’ici, 80 pour cent des bateaux arrivaient en Italie. Il y aura toujours des migrations illégales, il faut savoir en amont vers où les diriger, pour éviter que ces gens errent ainsi sur la mer. Et une fois les ports définis, il faut là aussi prévoir des structures d’accueil et de gestion, qui analysent les demandes de protection et, en cas de refus, prévoient un rapatriement dans la dignité. Pour ceux qui peuvent rester en Europe, il faudrait également trouver un accord sur une clé de répartition.
Ces centres d’accueil et de gestion des demandes seraient-ils des sortes de « hot spots », terme utilisé depuis 2015 ? Et quelle est la position du Luxembourg par rapport à l’idée d’installer des camps de réfugiés aux portes de l’Europe, notamment dans les Balkans ?
Vous pouvez appeler cela comme vous voulez. Ce qui est essentiel, c’est que nous sachions, en amont d’une possible arrivée massive, quel pays est prêt à accueillir combien de réfugiés. Mais cette proposition de Grandi est à mille lieues du crédo actuel de l’Autriche, qui ne veut pas entendre parler de tels « quotas », mais revendique uniquement une protection accrue des frontières européennes. L’idée de camps en-dehors de l’Europe est aberrante – comment un pays comme l’Albanie ou le Kosovo, qui sont déjà parmi les plus pauvres du continent européen, pourraient-ils gérer une telle chose ? D’ailleurs, ils ont immédiatement refusé cette idée, donc je crois qu’elle n’est plus d’actualité. J’espère qu’au sommet européen actuel, tous les pays s’accorderont au moins sur le principe d’une répartition équitable de la tâche parmi les pays européens, qui est à mon avis un préalable à tout autre débat.
Ne peut-on pas comprendre des pays comme l’Italie ou la Grèce, qui ont accueilli la très grande majorité des migrants arrivant par la mer et se sentent abandonnés par les pays du Nord, qui ont finalement été très lents à accueillir des bénéficiaires ou demandeurs de protection internationale dans les programmes de relocalisation et de resettlement... Et sont maintenant très prompts à leur renvoyer ceux qui ont fait le voyage mais qui, selon l’accord de Dublin, doivent suivre toute la procédure de demande dans le premier pays d’arrivée... Il est de plus en plus évident qu’il faut réformer cette procédure de Dublin, non ?
La Commission européenne a fait une proposition de réforme il y a deux ans déjà, selon laquelle, si un pays doit soudain accueillir un très grand nombre de nouveaux arrivants, ils seraient dispatchés vers d’autres pays européens. Mais là encore, on n’avance pas à cause de la clé de répartition ou des « quotas ». Mais vous savez, le principe du traité de Schengen était la libre-circulation non seulement des personnes, mais aussi et surtout des biens et des services. Ce n’était pas seulement un projet philanthropique, mais également un moyen pour faciliter le commerce, notamment du plus gros exportateur d’Europe, l’Allemagne. Si maintenant des gens comme Horst Seehofer veulent fermer les frontières, ils mettent aussi en péril Schengen et la liberté du commerce.
En 2015, lorsque des centaines de milliers de migrants sont venus par la mer ou la terre en Europe, c’étaient surtout des réfugiés fuyant la guerre en Syrie, mais aussi les crises en Afghanistan ou en Irak, et les citoyens européens, qui avaient vu les reportages de guerre à la télévision, avaient beaucoup de compréhension et d’empathie pour ces réfugiés. Aujourd’hui, les migrants proviennent surtout des pays d’Afrique noire et subsaharienne et ne fuient pas la guerre mais la misère. La tolérance à leur encontre semble moins grande...
Le paradoxe est que ce sont les pays avec le moins de non-nationaux dans leurs populations – cinq à six pour cent en France et en Allemagne, beaucoup moins encore en Pologne –, qui sont les plus réticents à travailler à une solution européenne. En 2015, nous avons quand même relocalisé plus de 35 000 personnes, et 20 000 à 30 000 ont été dans les programmes de resettlement. Mais ces relocalisations ont souvent été perçues comme un dictat de Bruxelles, c’est une des raisons du refus de beaucoup de pays. Ceci dit, la Cour européenne de justice a confirmé le principe et la clé de répartition, qui avaient été votés en conseil des ministres, et les juges sont en train de fixer les sanctions pour forcer les pays récalcitrants à appliquer ces quotas.
Ce qui est dramatique, c’est que le débat prenne une telle ampleur en ce moment, alors même que les chiffres des nouvelles arrivées a radicalement chuté (selon l’OIM, 214 691 migrants sont arrivés en Grèce, Chypre, Italie et Espagne par la mer entre janvier et juin 2016, alors que cette année, ils étaient 42 854, soit la moitié sur la même période en 2017, 85 751, ndlr.). Ce serait vraiment le moment idéal pour attaquer les réformes nécessaires. Car il y a aussi un problème supplémentaire qui se pose actuellement, c’est celui des retours des demandeurs déboutés – une question extrêmement délicate, mais un corolaire nécessaire à une politique d’asile juste et équitable. Parce qu’il y a une différence entre asile et migration.
Si beaucoup de politiques européens disent regretter qu’ils subissent les migrations au lieu de pouvoir les gérer convenablement, ne serait-il pas temps de parler de l’alternative, donc d’une migration voulue, légale, qui ne soit pas soumise au trafic des êtres humains et aux plus grands dangers ?
Oui, nous devons absolument parler d’une politique d’immigration légale en Europe. Selon les dernières projections de l’Onu, l’Europe perdrait 49 millions d’habitants âgés entre vingt et 64 ans, donc en âge de travailler, d’ici 2050. Rien que pour l’Allemagne, ce solde négatif serait de onze millions de personnes. C’est aussi pour cela que je crois que nous devons prendre les devants et développer une politique accueillante. Tous les domaines ayant trait aux migrations vont coûter des milliards d’euros à l’Europe, il faudrait qu’au moins une partie de cet argent aille dans des mesures humanistes. Mais malheureusement, on ne gagne pas d’élections en Europe en ce moment en étant ouvert sur le monde, seulement en promettant de fermer les frontières et en se repliant sur soi.
Pourtant, vous prônez une approche humaine à l’encontre des migrants et vous êtes le roi incontesté des sondages d’opinion, 85 pour cent des personnes interrogées vous plébiscitant au dernier Politmonitor de RTL/Luxemburger Wort. Les médias allemands s’arrachent des interviews avec vous, peut-être parce que vous dites tout haut ce que d’autres pensent tout bas. Alors même que le Luxembourg n’a pas de frontières extérieures à l’UE, vous défendez les migrants et prônez l’élargissement de l’Europe vers les Balkans. Pourquoi prendre autant de risques politiques sur des sujets que vous qualifiez vous-même de difficiles ?
Je suis persuadé qu’on ne doit pas décevoir l’espoir des pays comme ceux des Balkans, mais aussi de personnes comme les migrants de pouvoir vivre un jour dans un État de droit. L’Europe est un grand projet de civilisation et j’estime que la défense de ces idéaux fait sens. Il se peut que je choque parfois avec ma manière de m’exprimer, mais je crois qu’il faut parler clairement pour que les gens comprennent des sujets complexes. Celui qui ne prône que la construction d’une « forteresse Europe » n’a rien compris à ces idéaux.