Le grand débat Cela fait plusieurs semaines que les rédactions en chef des médias de service public, surtout Jean-Claude Franck de la Radio 100,7, sont vent debout contre les attentes des partis politiques en ce qui concerne la « partie officielle » de la campagne électorale pour les législatives du 14 octobre. C’était Franck lui-même qui, par une Mediechronik diffusée le 18 mai à l’antenne de la radio socioculturelle, a porté le débat sur la place publique, se demandant s’il était normal que les partis puissent participer à la discussion sur la couverture de la campagne électorale officielle par les médias de service public que sont au Luxembourg la Radio 100,7, ainsi que RTL Radio et RTL Tele Lëtzebuerg ? Et s’il était normal que les partis établis soient traités plus favorablement que les petits et les nouveaux partis ?
Voici ce qui s’est passé : traditionnellement, le Service information et presse (Sip) du gouvernement organise, en dialogue avec les partis politiques en lice pour les élections d’un côté et les médias de service public de l’autre, une « campagne électorale officielle », qui dure typiquement cinq semaines. Cette année, elle devait commencer le 10 septembre et s’étendre jusqu’au 12 octobre seulement. Cette campagne officielle se composait toujours d’une partie de « spots publicitaires » pour lesquels les chaînes mettent à disposition du temps d’antenne et qui sont signalisés par un avertissement avant et après le bloc d’annonces. Les partis peuvent y diffuser le contenu de leur choix, en suivant toutefois un cahier de critères, notamment en ce qui concerne la qualité technique minimale pour la télévision. Ce système n’est guère mis en cause, à part la durée totale par parti – les dernières propositions parlent de douze minutes en tout pour les partis qui se présentent avec des listes complètes dans toutes les circonscriptions, avec une réduction au prorata pour les petites formations qui ne se présentent que localement ou avec des listes non complètes.
Surpeuplées La deuxième partie de la campagne dite officielle par contre est plus délicate. Il s’agit des grandes table-rondes thématiques, avec un représentant par parti débattant d’un sujet donné. Jadis, ces débats étaient même souvent organisés en collaboration entre la Radio 100,7 et RTL Radio Lëtzebuerg et diffusés par les deux chaînes en parallèle, avec un représentant du Sip caché dans un coin, qui chronométrait le temps de parole de chaque invité – rappelant à l’ordre si untel avait parlé deux minutes de plus que tel autre. C’était le genre de manifestation que seuls les auditeurs hardcore hyper-politisés écoutaient encore, tellement c’était policé et rigide. Pour les élections de cette année, le Sip voulait faire comme toujours et avait commencé des pourparlers avec les deux côtés – jusqu’à ce que les revendications des partis deviennent démesurés aux yeux de Jean-Claude Franck : « Je ne trouve pas normal que nous devions discuter avec le Sip et les partis politiques sur le contenu de notre programme », explique-t-il vis-à-vis du Land. Il y a notamment eu cette réunion épique du 7 mai, où neuf partis sont venus avec vingt représentants en tout (trois pour la seule Piratepartei, qui n’a même pas de siège au Parlement), pour discuter avec quatre représentants des médias. « Lors de cette réunion, Gast Gibéryen (ADR) a même proposé que les partis définissent les thèmes des émissions. Je n’en croyais pas mes oreilles... », se souvient Jean-Claude Franck.
Attentes maximalistes Les partis veulent, bien sûr, un maximum de temps d’antenne gratuit et demandaient donc un maximum de table-rondes thématiques – le dernier document de travail en proposait encore quatre, RTL ne voulait surtout pas dépasser le nombre de trois – qui dureraient le plus longtemps possible, de préférence 90 minutes, les médias ne voulant pas dépasser une heure maximum. Prochain point de discorde : les sujets. Qui les fixerait ? Les médias ou les partis ? Ces derniers voulaient au moins être entendus pour avis. Or, estiment les professionnels des médias, c’est leur métier que de savoir quels sont les enjeux cette année. Impossible d’éviter le logement ou les impôts, mais faut-il vraiment discuter durant une heure de la réforme constitutionnelle ? Dernier point d’achoppement : la composition. Qui est autorisé à venir ? D’abord quels partis seront conviés ? Tous ceux qui présentent ne serait-ce qu’une seule liste dans une circonscription ou seulement les plus grands ? Et comment assurer que le débat soit équitable et juste ? À l’heure actuelle, et depuis que le FÖDP s’est annihilé lui-même, il semblerait que neuf partis se présenteront – mais comment débattre sérieusement avec neuf invités, qui auraient alors peut-être quatre minutes par personne, le restant du temps allant aux questions ? Les radios voulaient un maximum de six invités par table-ronde – mais comment décider ? Tirer à la courte-paille ? Ce qui impliquerait qu’un débat sur le logement pourrait, si le hasard le décidait, se faire sans le DP, actuellement en charge du portefeuille, ou de son plus grand challenger, le CSV. Inconcevable ? Et qui déciderait des invités de chacun des partis ? Est-ce démocratique ou dilettante de laisser ce choix aux partis ? « C’est notre image qui est en jeu », constate Jean-Claude Franck, qui sait que la Radio 100,7 est déjà souvent moquée comme étant le « Staatssender », la « radio d’État » et qu’il lui importe donc d’autant plus de prouver le sérieux de son travail.
Revirement Beaucoup de courriels ont été échangés, beaucoup de réunions organisées et beaucoup de coups de fil passés jusqu’à la réunion décisive qui eut lieu mardi dernier, 19 juin, entre les représentants des médias de service public, le Sip (qui ne voulait pas s’exprimer dans le cadre du présent article, invoquant que les négociations sont toujours en cours) et Paul Konsbruck, le chef de cabinet du Premier ministre Xavier Bettel (DP) au ministère d’État. Soudain, et au plus grand étonnement de tous, Konsbruck (ancien de RTL et d’Eldoradio, qui siège désormais en tant que commissaire du gouvernement au conseil d’administration de la CLT-Ufa) y annonça que, à l’exception de la diffusion des spots de campagne, les radios et télévisions étaient complètement libres de faire ce qu’elles voulaient dans le cadre de la campagne, d’organiser le type et le nombre d’émissions électorales qui leur chantaient, que ce n’était pas à l’État, et encore moins aux partis, de s’y immiscer. Perplexité dans la salle. « Nous étions vraiment étonnés, se souvient Roy Grotz, le rédacteur en chef de RTL Radio Lëtzebuerg, d’abord contents d’avoir les mains libres, puis conscients que cela ne nous dédouane nullement de notre responsabilité d’une couverture ‘neutre et équitable’. Une couverture qui impliquera probablement aussi des table-rondes, mais dont nous fixerons les thèmes et les invités nous-mêmes ».
Atypique En matière de médias audiovisuels, le Luxembourg est atypique dans le paysage européen : alors que la plupart des pays disposaient d’abord de chaînes de radio et de télévision étatiques ayant un monopole de diffusion qui ne fut que peu à peu libéralisé à la fin du XXe siècle, le Luxembourg commença par des médias privés – la Compagnie luxembourgeoise de radiodiffusion, l’ancêtre de RTL, émettait depuis les années 1930, celle de télévision depuis les années 1950 – pour ne créer qu’une radio publique qu’avec la loi de 1991 sur les médias électroniques. Dans l’approche pragmatique si typique des négociateurs luxembourgeois successifs, le gouvernement céda ses fréquences à RTL pour qu’elle puisse émettre vers les territoires voisins, demandant en contrepartie que la maison de la Villa Louvigny produise gratuitement un programme destiné au public autochtone. Sans que ce ne soit articulé publiquement, cela impliquait aussi des missions publiques, comme diffuser les messages importants du gouvernement, les grands événements et, aux débuts, même entretenir un orchestre symphonique. Mais le grand débat sur ce qu’est le service public et ce qu’il implique, entamé par François Biltgen (CSV), alors ministre des Médias, par un colloque thématique à Mondorf au début des années 2000, n’a pas vraiment eu d’autres conséquences que la transformation du Conseil national des programmes (organisateur dudit colloque) en Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel (Alia).
Or, si son homologue français, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), dont les missions sont autrement plus nombreuses, fait entre autres un minutage exact de la présence des différentes sensibilités politiques sur les chaînes de radio et de télévision françaises, mission qui augmente en volume durant les périodes électorales, l’Alia n’est pas du tout impliquée dans le débat. « Nous avions demandés à être au moins associés en tant qu’observateurs, répond le directeur de l’Alia Romain Kohn à la question du Land, mais cela a été refusé ». Et en ce qui concerne le contrôle du temps d’antenne, « nous n’avons pas les moyens de le faire », admet-il. En comparaison : l’Alia a quatre employés (Romain Kohn y compris) et une dotation budgétaire de 768 298 euros cette année et doit surveiller 18 chaînes de radio et 23 programmes de télévision (notamment de nombreuses chaînes de RTL). Alors que le CSA a un budget de 36 millions d’euros annuels et 285 employés pour assurer ses missions de contrôle. « Mais nous avons, de notre propre initiative, cherché la discussion avec les partis, les médias et le Sip et feront nos propres propositions pour la régulation des campagnes électorales », dit Romain Kohn, ne voulant pas encore en dévoiler davantage.
Autorégulation Comme la Radio 100,7, RTL Radio et Tele Lëtzebuerg sont bien conscientes qu’il en va de leur image et de leur crédibilité lorsqu’il s’agit de couvrir les élections. Cette nouvelle libéralisation de la campagne officielle « ne va pas changer tant que cela pour nous », dit Steve Schmit, directeur du contenu chez RTL. Car RTL Group est désormais très pointilleux sur la qualité de ses programmes : « We are committed to human dignity and truthful, impartial reporting », dit la première ligne de ses Newsroom guidelines, qui valent pour toutes ses chaînes, dans tous les pays. RTL a un contrat de concession, dont celui signé en 2007 et qui a cours jusqu’en 2021 dit que « CLT-Ufa est responsable du contenu des programmes » et que, « en périodes prééelectorales, le programme comprend des émissions d’information politique, à l’instar des dernières campagnes télévisuelles organisées par le Gouvernement et réservées aux partis politiques qui en assument la responsabilité ». En outre, un Code de déontologie interne impose, parmi les devoirs des journalistes : « présentation de l’information et organisation des débats télévisés et radiodiffusés dans un esprit d’impartialité et d’objectivité et dans le respect du pluralisme d’idées ». Aux dernières deux ou trois échéances électorales, la chaîne forçait en outre ses journalistes et animateurs à choisir leur camp : impossible d’être tous les soirs à l’antenne et candidat pour un parti. Dan Hardy (candidat ADR), Monica Semedo (DP) et Nico Keiffer (CSV) ont déjà quitté la chaîne en vue d’octobre. Or, ce coup de poker ne marche pas à tous les coups, si les anciens de RTL ne sont pas élus, ils risquent de se retrouver à la rue, comme Frank Kuffer (CSV) à un moment ou Joëlle Hengen (que le DP a finalement placée au ministère de l’Agriculture). Mais c’est encore une autre histoire. Corinne Cahen (DP), ancienne de RTL et actuellement ministre de la Famille et de l’Intégration, dit d’elle-même qu’être au gouvernement équivaut à être « fonctionnaire en CDD ».
« Nous n’avons pas de chiffres d’audience exacts, concède Steve Schmit, mais nous partons toujours de l’hypothèse que le débat politique en période préélectorale intéresse hautement le public ». TNS-Ilres aurait posé la question sur l’intérêt que les gens portent au débat politique à l’occasion d’un autre sondage, et la réponse, se souvient Schmit, aurait été très positive. Donc RTL Tele et Radio Lëtzebuerg sont en train de fixer les formats qu’elles vont mettre en place d’ici octobre. Avec comme ligne directrice que cela doit intéresser le public et coller à la ligne éditoriale. Les table-rondes seront probablement incontournables, mais il y aura aussi des face-à-face, des entretiens, des dossiers thématiques de la rédaction – et des formats plus ludiques, comme le Waltaxi, introduit lors des dernières élections, un journaliste discutant à bâtons rompus et derrière le volant avec un candidat assis sur le siège passager.
Fichier Excel Mais comme les rédacteurs en chef savent qu’on les attend au tournant, que surtout les petits partis seront rapides à dégainer le reproche de l’avantage accordé à la majorité gouvernementale ou aux grands partis en général, ils mènent une comptabilité méticuleuse, réservée à l’usage interne, mais servant aussi de boussole lors de la conception des programmes. Car entre les invités du jour de la matinale – de la Radio 100,7 ou de RTL Radio Lëtzebuerg –, les grandes émissions de débat politique du samedi ou du dimanche et la couverture de l’actualité gouvernementale et parlementaire, c’est un exercice d’équilibriste que d’assurer l’accès égalitaire de tous les courants idéologiques à son antenne. Il y a des choix clairs à opérer. Comme : Faut-il accorder autant de temps à un représentant d’un parti connu pour sa page Facebook identitaire qu’à un représentant d’un parti récoltant trente pour cent des intentions de vote dans les sondages ? Faut-il couvrir toutes les conférences de presse des membres de gouvernement, qui sont déjà légion à quatre mois de l’échéance électorale, et si oui, que faire pour rétablir l’équilibre pour les petits partis qui essaient tant bien que mal d’attirer l’attention publique ? Car tout le monde a beau sourire sur les photos, si l’actualité d’un ministre n’a pas assez de temps d’antenne, l’attaché de presse sera rapide à se plaindre auprès du rédacteur en chef. La semaine dernière, Paul Konsbruck était confiant qu’il allait savoir convaincre les partis du bienfondé de sa proposition de libéralisation.