L’idylle est presque parfaite, cela en friserait le kitsch. Ce mardi, Sharif Dalili a accompagné sa femme Hafiza, ses deux enfants de quatre et sept ans et son petit frère de quatorze ans au ministère de l’Immigration pour que son épouse passe son entretien de demande de protection internationale. Cela fait quelques semaines seulement qu’ils sont réunis au Luxembourg. Pour le moment, ils vivent tous dans un foyer de l’Olai (Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration du ministère de l’Intégration), alors que Sharif travaille depuis le début de l’année comme menuisier et espère bien trouver un logement sur le marché pour sa famille. Les Dalili sont Afghans. Sharif était venu en premier, demander l’asile, cela lui a pris deux ans, « c’était très dur pour moi d’attendre » explique le père de famille, les enfants étaient encore si petits et sa femme toute seule à s’en occuper en Afghanistan. Mais une fois qu’il avait le statut, il a demandé le regroupement familial, raconte Sharif, et cela s’est passé très bien, après un peu plus de quatre mois, sa famille a pu venir.
Cela ne se passe pas toujours aussi bien, malgré le fait que l’administration du ministère de l’Immigration est « assez flexible », selon plusieurs représentants d’ONGs du domaine que le Land a pu interroger. Le principal problème est celui des délais extrêmement courts. Mais dans l’ordre : peut demander le regroupement familial tout ressortissant d’un pays tiers légalement installé au Luxembourg (titre de séjour d’une validité d’au moins d’un an) et qui peut prouver qu’il dispose des ressources matérielles (salaires, honoraires ou autres revenus), d’un logement approprié et des assurances nécessaires pour accueillir sa famille. Sont éligibles le conjoint, les enfants de moins de 18 ans et les parents d’un mineur d’âge. Ce regroupement familial est classiquement demandé par les travailleurs des pays tiers qui sont employés au Luxembourg : en 2017, ils étaient 1 255 à faire une telle demande, majoritairement d’origine indienne (275), chinoise (181) ou américaine (129), et cela se passe sans grands problèmes. Naturellement, ce regroupement familial peut alors aussi être demandé par les bénéficiaires de protection internationale (BPI), donc ceux qui ont soit obtenu le statut de réfugié selon la Convention de Genève, soit un statut subsidiaire et qui jouissent des mêmes droits que tout autre ressortissant d’un pays tiers.
Or, pour les BPI, il y a une clause qui les exempte des conditions matérielles – uniquement durant les trois premiers mois qui suivent l’accord dudit statut. Une aubaine, puisque pour beaucoup d’entre eux, trouver un emploi stable avec un salaire suffisant pour nourrir une famille, plus un logement approprié est une entreprise de longue haleine – trop pour quelqu’un qui voudrait sortir sa famille d’un pays en guerre. Mais en même temps, cette clause dans la loi sur l’immigration entraîne d’autres problèmes, puisque le législateur luxembourgeois, en transposant la directive européenne afférente, a émis ce délai extrêmement court – alors qu’en Belgique par exemple, il est d’un an et en France, il n’y a pas de délai du tout. Or, il est souvent quasi impossible de réunir les papiers nécessaires pour soumettre une telle demande endéans les trois mois, c’est pourquoi les ONGs recommandent aux demandeurs de protection internationale (DPI) de déjà préparer ce que faire ce peut durant leur procédure. Il faut trouver, faire traduire et conformer les passeports, preuves d’un mariage ou d’un pacs, preuves du lien familial, certificats de résidence, documents de voyage, extraits du casier judiciaire...
« Mais comment est-ce qu’on peut se procurer un extrait d’un casier judiciaire lorsque le pays d’origine n’est même pas un État de droit ? », s’interroge Cassie Adelaïde, la coordinatrice de l’asbl Passerell. Créée dans la foulée des arrivées de Syriens et Irakiens surtout en 2015, cette asbl installée au Hariko s’est d’abord lancée dans des projets sociaux pour demandeurs de protection internationale, durant lesquels elle a pu constater un besoin urgent d’information juridique. Avec des amis juristes, Cassie, qui vient de la finance, a mis en place le projet Pink Paper, une « cellule de veille et d’action juridique en matière d’asile », parce que, dit-elle, « il y a une asymétrie d’information » que ce projet doit égaliser en contribuant à l’information et au respect du droit. Donc Passerell ne fait pas d’assistance judiciaire et ne pourrait pas le faire. Mais elle informe et oriente les demandeurs dans leurs démarches, les met en garde sur les procédures à suivre et les papiers à réunir. Ainsi, Cassie Adelaïde dit constater un durcissement récent de l’approche du ministère, moins flexible dans son appréciation des dossiers.
Concrètement, on parle de peu de monde, même si l’extrême-droite, surtout en Allemagne, aime à ériger le regroupement familial comme une menace d’Überfremdung : en 2017, 174 titres de séjour temporaires pour membres de famille de BPI ont été émis, ce qui constitue certes une augmentation de plus de 37 pour cent par rapport à 2015. Mais jusque-là, ces chiffres étaient extrêmement bas, il n’y a eu que 59 de tels titres de séjour en 2015 ; seulement douze en 2011 même. Cette augmentation est « simplement mécanique », explique un observateur : les pays d’origine des DPI ont changé, donc les accords de statut ont augmenté, ce qui ouvre le droit au regroupement familial. Car, si au tournant du millénaire, la majorité des DPI étaient originaires des pays des Balkans et n’avaient que rarement le statut (taux de reconnaissance de dix pour cent), ils sont désormais Syriens (125 ou 11,5 pour cent des nouvelles demandes cette année), Irakiens (119), Érythréens (108) ou Afghans (90) et
45,7 pour cent des dossiers ont été avisés positivement (chiffres du ministère de l’Immigration jusqu’en juillet 2018). Donc plus de reconnaissances du statut – pour les ressortissants de Syrie et d’Érythrée, elle est quasi automatique – ouvrent le droit à plus de regroupements familiaux.
Or, c’est justement pour les Syriens et les Érythréens que c’est la croix et la bannière pour rassembler les papiers nécessaires. Ana-Marija Soric est responsable de l’accueil et de l’encadrement des DPI érythréens auprès de Caritas Accueil et Solidarité et sait les problèmes qu’ils rencontrent. Le premier est celui de la langue : beaucoup de papiers officiels sont en tigrigna, et il n’y a pas de traducteur reconnu au Luxembourg – donc elle les fait traduire en Allemagne. Ensuite, il est impossible de quitter par voie légale ce pays en guerre (de premiers efforts de pacification avec l’Éthiopie viennent d’avoir lieu en juillet). Souvent, tous les proches cotisent pour payer les réseaux illégaux. Puis il faut trouver une ambassade belge ou néerlandaise pour y faire la demande de visa, muni de la lettre officielle du ministère luxembourgeois (il faut l’original, encore faut-il que la poste fonctionne dans les délais impartis)... « Je suis toujours impressionnée qu’au final, ils y arrivent », dit Ana-Marija Soric, admirative de la résilience des femmes érythréennes surtout, qui font souvent le voyage seules, le mari ayant fui le service militaire, et supportent patiemment des procédures administratives qui semblent forcément éternelles – parfois des années. L’OIM (Organisation internationale pour les migrations) peut aider dans les procédures sur place et les ONGs ou les services sociaux des communes font tout leur possible pour aider au financement du voyage, par exemple avec un prêt remboursable, « mais nous ne pouvons en aucun cas contribuer au financement des passeurs » souligne Soric.
Une fois au Luxembourg, la famille peut demander à être logée dans le même foyer que le regroupant, si celui-ci n’a pas encore trouvé de logement à lui, mais, fait remarquer l’Olai à la demande du Land, souvent les contraintes matérielles (scolarisation des enfants, distance à parcourir pour rejoindre un emploi etc) sont telles que cela prend quelque temps avant qu’ils puissent être réunis dans un logement familial au même endroit. « Parfois, regrette Cassie Adelaïde, l’Olai n’est pas très flexible sur ce point-là », et qu’il faudrait comprendre qu’un père ou une mère veuille vivre avec sa famille après en avoir été séparé pendant des années. Dans leur très grande majorité, les membres de famille demandent ensuite eux-aussi la protection internationale, ce qui leur ouvre un droit au logement et aux services de l’Olai, plus, une fois le statut obtenu – ce qui est pour ainsi dire implicite, surtout pour les enfants, si un parent a le statut –, le conjoint aura lui aussi droit au RMG (pour autant qu’il a atteint 25 ans). Ce qui n’est pas vain, puisque l’Olai demande des tarifs prohibitifs pour les BPI qui doivent rester en foyer : 650 euros par mois (soit la moitié du RMG) pour un lit dans une chambre à six. « Nous encourageons toujours les femmes à demander aussi le RMG, parce qu’elles y ont droit et que nous soutenons toujours l’indépendance des femmes », explique Ana Marija Soric. Qui observe aussi que parfois, certains membres de famille sont réticents à demander le statut de réfugié – parce qu’il leur interdit tout retour dans leur pays d’origine avec ces papiers, pour des raisons évidentes de sécurité (si une personne doit avoir un statut de protection internationale, c’est que sa vie était en danger), alors même qu’ils ou elles ont encore des parents ou des frères et sœurs là-bas et espèrent toujours pouvoir y retourner, leur rendre visite. Après la guerre.