Une soirée normale à la Villa Nia Domo, route d’Arlon à Strassen. Les jeunes reviennent du lycée, qui est parfois situé bien loin – il y en a qui doivent faire tous les jours le trajet jusqu’à Pétange parce que c’était la seule école qui avait encore de la place dans une classe d’accueil. D’autres ont déjà rejoint un cursus normal, ont des devoirs à faire le soir ou reviennent du sport. « Ce sont avant tout des jeunes, avec des besoins de jeunes, explique Tom Biever, pédagogue social et gérant du foyer pour la Croix-Rouge. Ce n’est jamais facile d’être adolescent… » Or ces neuf jeunes dans ce foyer aux dimensions familiales ont des parcours autrement plus complexes qu’un adolescent luxembourgeois moyen : ils sont ce qu’on appelle des « mineurs non-accompagnés » (MNA), soit des demandeurs de protection internationale (DPI), qui doivent en premier lieu être considérés comme des enfants. Tout l’accueil et l’encadrement de ces jeunes migrants – ils ont forcément moins de seize ans et demi à leur arrivée lorsque la Croix-Rouge, la Fondation Maison de la Porte Ouverte ou Elisabeth les prennent en charge ; au-delà de cet âge, la Caritas les loge dans ses foyers à elle – dépend de ce qui prévaut dans leur définition : sont-ils avant tout des jeunes ou avant tout des DPI ?
Au foyer de premier accueil des migrants, dans l’ancien Centre de logopédie, 149 mineurs non-accompagnés ont été recensés en 2017, mais seulement une cinquantaine d’entre eux ont réellement déposé une demande de protection internationale auprès du ministère des Affaires étrangères (MAE), direction de l’Immigration. Les autres disparaissent des radars, parce qu’ils continuent leur voyage, que le Luxembourg n’était de toute façon qu’une étape sur leur trajet, souvent pour rejoindre leur famille ou des amis… ou pour aller en Angleterre. Les ONGs ont forgé le terme de « jeunes errants » pour ces migrants adolescents en mouvement permanent. En Allemagne par exemple, le Bundeskriminalamt vient de revoir à la baisse le nombre de jeunes migrants déclarés disparus de plus de 8 300 en 2016 à 5 300 en 2017 – parce que beaucoup d’entre eux avaient juste quitté leur foyer sans avertir personne. Le Luxembourg connaît lui aussi ce phénomène, c’est souvent le cas de jeunes Maghrébins (Algérie et Maroc avant tout).
Une fois que le jeune se présente au MAE, le juge des tutelles lui attribue un administrateur ad hoc, qui sont en grande majorité des avocats spécialisés en droit d’asile, et parfois, de préférence même, aptes à parler la langue du jeune, notamment l’arabe. Cet avocat sera en charge de la gestion de la demande, de son suivi et de l’accompagnement du jeune dans ses démarches administratives. Une fois que l’Olai, l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration du ministère de la Famille, lui aura trouvé un logement – qui est encore souvent, en un premier temps, le foyer Lily Unden au Limpertsberg, accueillant une population très hétérogène –, l’ONG en charge du foyer demandera en principe, en tant qu’entité juridique, le droit de tutelle pour le jeune afin de pouvoir l’assister dans toutes les charges administratives autres que la demande de protection et en assumer la responsabilité. Les MNA sont dans leur très grande majorité des garçons, il n’y a que deux jeunes filles actuellement ; la plupart ont aux alentours de seize ans, mais il y en a déjà eu de douze ans. Les premiers pays de provenance sont l’Albanie, le Maroc et l’Algérie ; seuls trois de ces MNA étaient Syriens l’année dernière.
« Nous ne demandons jamais activement quel a été leur parcours pour venir jusqu’ici, nous les prenons tels qu’ils sont et ne voulons pas remuer de souvenirs douloureux », explique Valérie Schmit, adjointe à la direction du service migrants et réfugiés de la Croix-Rouge. « Ces jeunes ont souvent une incroyable résilience et gèrent de manière admirable leurs traumatismes passés », juge encore Tom Biever, qui les côtoie au quotidien. Bien sûr que la Croix Rouge dispose aussi d’un service psychologique spécialisé dans les questions migratoires, auquel les résidents des foyers peuvent à tout moment faire appel. Mais souvent, les entretiens sur leur provenance, leur périple ou les raisons et conditions de leurs migrations sont ressentis comme un contrôle, parce que associés à la procédure au MAE. Qui, pourtant, applique des méthodes plus « soft » aux mineurs : les interviewers sont spécialement formés pour mener les interviews de manière presque ludique, nous y assure-t-on.
Et pourtant, ils doivent là aussi établir les faits et vérifier la véracité des affirmations du jeune. Parce que durant cette procédure, il s’agit de décider s’il a droit au statut de protection internationale selon la convention de Genève, respectivement à un statut subsidiaire de tolérance ou pas. Or, comment vérifier l’identité d’un adolescent qui n’a pas de papiers et indique que sa date de naissance est le 1er janvier de telle année (certains pays n’ouvrent les inscriptions au registre civil que deux fois par an, dont une date est le
1er janvier, ce qui expliquerait cette récurrence) ? Comment savoir s’il est vraiment mineur ? Le MAE a dû développer des stratégies d’entretien (vérification des accents p.ex.) et des contrôles scientifiques les plus fiables possibles pour démasquer ceux qui ont déjà atteint l’âge adulte ou déposé une demande dans un autre pays européen. Pour cela, il y a les fichiers européens recensant les premières demandes (Eurodac, cas Dublin) ou les données biométriques. Il y a aussi les test osseux, appliqués dans la moitié des cas l’année dernière : radiographie de la main et du poignet pour vérifier la fusion des cartilages, et si le doute persiste, panorama dentaire (la présence de dents de sagesse peut être un indicateur), radio de la clavicule, voire contrôle de la pilosité… Ces méthodes, dont l’Ombudscomité fir d’Rechter vum Kand et le Lëtzebuerger Flüchtlingsrot accusent le côté invasif, ne sont appliquées qu’en cas de soupçon ou de dossier pénal. Sinon, « le doute doit toujours profiter à la personne », garantit-on au ministère.
À partir de l’établissement fiable de l’identité du jeune, tout peut aller très vite : il est scolarisé dès son arrivée, d’abord dans une classe d’accueil, puis le plus vite possible dans un cursus classique, lycée ou apprentissage. Puis la décision du MAE arrive rapidement : soit il a le statut de bénéficiaire de protection internationale (BPI), soit il ne le reçoit pas. Il s’était établi ces dernières années que même en cas de refus, le jeune non accompagné pouvait néanmoins rester au Luxembourg jusqu’à atteindre l’âge adulte, sous un statut de tolérance. Or, les nombreux cas notamment des jeunes Albanais envoyés par leurs familles dans le but de les faire suivre dans le cadre d’un regroupement familial – alors que l’Albanie est désormais considérée comme pays d’origine sûr, car demandeur à une adhésion à l’Union européenne – a rendu l’administration plus sceptique. Désormais, une collaboration avec l’OIM (Office international pour les migrations) doit aider à sonder les faits dans le pays d’origine et établir quel est vraiment « l’intérêt supérieur de l’enfant » : Quelle est sa famille ? Pourquoi a-t-il vraiment pris la route de l’exil ? Est-il en danger là-bas ? Une commission interministérielle regroupant toutes les instances en rapport avec les DPI MNA et des juges vient d’être mise en place afin d’évaluer les cas difficiles. Car qui dira nécessaire ou utile l’expulsion d’un jeune de 17 ans ?
Une fois qu’un MNA a le statut de bénéficiaire de protection internationale, il peut faire venir sa famille – parents ou tuteur et/ou frères et sœurs mineurs –, qui auront droit à une autorisation de séjour pour un an et pourront à leur tour faire une demande de protection. Si cette demande de regroupement familial est introduite endéans les trois premiers mois après l’obtention du statut, elle est exempte des conditions classiques (disposer d’un logement approprié et d’un revenu stable). Or, alors que la question du regroupement familial est actuellement une pierre d’achoppement dans les négociations de coalition en Allemagne, elle n’est guère contestée au Luxembourg. Non contestée mais peu utilisée : en 2017, seuls quatre ou cinq regroupements ont été réalisés, avant tout de la part de jeunes Afghans.