Les symboles sont importants pour faire État. De cela, Nicola Gruevski, le Premier ministre conservateur de l’Ancienne république yougoslave de Macédoine (ARYM) jusqu’en 2016, avait parfaitement conscience. Son projet Skopje 2014, entamé en 2010, devait donner une image plus classique et majestueuse à la capitale. Une vingtaine de bâtiments néoclassiques, dont plusieurs ponts au-dessus du Vardar, et une quarantaine de monuments surdimensionnés de héros supposés de l’histoire du pays ont été construits en très peu de temps afin de signifier la grandeur et la fierté nationales du pays.
Adamat (prénom changé par la rédaction), que nous avons rencontré tard mardi soir sur la place Macedonia, ne décolère pas devant l’ineptie et le prix de l’entreprise. « Regardez ce bâtiment, il est en papier-mâché ! » s’exclame-t-il dans un allemand courant (il travaille en Allemagne), avant de pointer vers les sculptures, surtout celle du « guerrier sur son cheval » montrant Alexandre le grand, qui fait quinze mètres de haut sur une colonne en marbre qui en fait dix. Adamat ne décolère pas, parce que cette ville Potemkine a coûté 700 millions d’euros au contribuable dans un pays où le salaire social minimum est de 193 euros par mois. Lui est de la minorité albanaise, un quart de la population du pays, qui vit dans le Skopje historique, de l’autre côté du pont de pierre remontant au Moyen-Âge.
Cette rencontre nocturne révèle à elle seule toute la complexité de la situation macédonienne : la pauvreté du pays, la mégalomanie et le repli nationaliste du gouvernement Gruevski, le ras-le-bol des minorités… Après une longue crise politique, qui a culminé dans la mise à jour d’une gigantesque affaire d’écoutes téléphoniques (20 000 personnes surveillées), des élections anticipées ont eu lieu en décembre 2016. Le président Ivanov toutefois refusait de nommer Zoran Zaev du parti social-démocrate formateur d’un gouvernement avec les partis de la minorité albanaise. Puis des représentants du parti conservateur VMRO-DPMNE prirent d’assaut le parlement en avril 2017, blessant une centaine de personnes, afin d’empêcher l’élection d’un président issu de la coalition de Zaev. La violence de ce geste marqua le coup d’arrêt de la crise, sous la pression de la communauté internationale, ouvrant la voie vers l’investiture du gouvernement Zaev en mai de cette année. Désormais, c’est donc un gouvernement fait de « quadras en marche », comme les Bettel, Michel, Macron en Europe occidentale, qui règne sur l’ARYM, des jeunes leaders dynamiques qui veulent reprendre le dialogue avec les instances internationales là où le gouvernement nationaliste l’avait interrompu.
« Vous savez, Winston Churchill a dit que les Balkans créaient plus d’histoire qu’ils ne pouvaient en digérer », affirme Nicola Dimitrov, ministre des Affaires étrangères, impeccable dans son costume étroit et ses airs de Javier Bardem devant la presse mercredi. « Nous voulons être comme les pays européens et devons donc atteindre leurs standards démocratiques. Notre histoire actuelle est une histoire d’espoir, contre celle de la peur et de l’isolement ». L’ARYM, un peu plus de deux millions d’habitants, indépendante depuis 1991, est depuis 2005 candidate à une adhésion à l’Union européenne (et à l’Otan depuis 1999), mais toutes les négociations butèrent en premier sur la question du nom du pays, la Grèce s’opposant à ce qu’il s’appelle comme la Macédoine, région grecque. « C’était le bon moment de venir maintenant, explique peu après le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn (LSAP), je crois que le blocage est fini, le gouvernement fait désormais des pas dans la bonne direction. » Après leur déjeuner commun, Nikola Dimitrov devait partir pour Thessalonique, où il avait rendez-vous avec son homologue grec Nikola Kotsías afin de trouver une issue à cette foutue question du nom qui bloque tout.
Après avoir visité le Kosovo, la Serbie et le Monténégro fin mars de cette année, Jean Asselborn a fait un déplacement en Albanie et en ARYM en début de cette semaine. Il vient en une sorte d’ambassadeur de bonne volonté de l’Europe, signifiant l’importance qu’accorderait l’UE à une région qui se trouve « dans le jardin de l’Europe » comme il l’affirme, et qui est essentielle pour stabiliser le continent. « Je suis convaincu que la paix en Europe ne peut être durablement établie que si nous faisons entrer tous les pays de Balkans dans l’Union européenne ! » estima-t-il même devant son homologue albanais Ditmir Bushati mardi. Qui remercia expressément Jean Asselborn, « my friend Jean », pour le soutien du grand-duché à une adhésion rapide de son pays à l’UE. Car pour les deux pays, l’Albanie et l’ARYM, qui sont parmi les plus pauvres du continent, cette éternelle attente d’une hypothétique adhésion est frustrante ; seules la Slovénie (2004) et la Croatie (2013) ont réussi ce pas jusqu’ici. « Je ne suis pas venu pour défendre des politiques politiciennes, dira d’ailleurs Jean Asselborn, je suis ici pour défendre des principes ».
Et ces principes, il les aligna à chaque occasion : discussions en tête-à-tête avec ses homologues des deux pays, les représentants des parlements (y compris de l’opposition), Premier ministre ou Présidents : il faut que vous atteigniez les standards démocratiques européens, les efforts entamés ces derniers mois sont importants, si vous continuez dans cette direction, le Luxembourg soutiendra la reprise des négociations d’adhésion d’ici 2018. Là où l’ARYM a encore comme défis une désescalation de ses relations avec la Grèce, une meilleure prise en compte des droits des minorités (en reconnaissant l’albanais comme langue nationale par exemple), le rétablissement de la liberté des médias ou la libéralisation de ses marchés, les efforts à entreprendre par l’Albanie sont autrement plus importants.
Ditmir Bushati sait les attentes de l’Europe vis-à-vis de son pays, explique les efforts entrepris par Tirana (capitale d’un pays de presque trois millions d’habitants) pour montrer patte blanche : ce mois d’octobre commence un processus de « vetting », de contrôle approfondi de la morale des 800 juges du pays, « dont beaucoup sont excessivement riches – et ils ne le sont pas devenus en travaillant » insiste Jean Asselborn. Cette analyse de la déontologie et de l’indépendance du système judiciaire se fait sous le regard d’experts étrangers et sera la première phase de la modernisation de l’État. La lutte contre la corruption, la criminalité organisée ou la culture du cannabis – l’Albanie est devenue une plaque tournante du trafic de drogue – seront les prochains pas. En juin de cette année, le parti socialiste albanais et son charismatique Premier ministre Edi Rama (l’ancien maire artiste de formation avait fait repeindre des quartiers entiers de Tirana en couleurs gaies) ont remporté la majorité absolue aux élections législatives, affichant désormais leur enthousiasme pro-européen. L’Europe a tout intérêt à profiter de cet enthousiasme réformateur des jeunes dirigeants des pays du Balkans, parce que la Russie, la Turquie, voire même le Chine ont des vues sur la région, prêts à leur ouvrir les bras afin d’étendre leur influence géostratégique au Sud-Est du continent européen.
Car tout cet enthousiasme de modernisation – qui se voit dans les capitales, où des tours extravagantes construites par des architectes de renom s’implantent n’importe où et n’importe comment dans une flore sauvage faite de petites maisons, de bâtiments publics et de commerces improvisés – prouve aussi l’engouement d’investisseurs étrangers pour ces pays nouvellement ouverts. Côté économie luxembourgeoise, Jan de Nul, spécialisé en travaux maritimes et de dragage, participe à la construction de la Transadreatic Pipeline pour un budget de trente millions d’euros en Albanie, présence concrète qui encourage les deux gouvernements à signer un traité de non-double imposition d’ici la fin de l’année. Un tel traité existe depuis juillet 2013 avec la Macédoine, où le groupe Arcelor-Mittal est présent avec une usine employant 500 personnes. Le sidérurgiste a demandé au ministère de faire remonter ses doléances jusqu’à la tête de l’État macédonien : prix de l’électricité, du gaz et de l’eau prohibitifs, réseaux de transports défaillants... Jean Asselborn en a fait part à ses interlocuteurs et écrira en plus une lettre leur demandant d’intervenir sur ces points.
Néanmoins, le chômage reste élevé, autour de vingt pour cent dans la région, la moyenne d’âge est basse, une trentaine d’années ; la pyramide des âges est la plus large dans la tranche des quinze-24 ans en Albanie – et ça se voit dans la rue, à Tirana. Sans perspectives, et sans obligation de visas pour l’espace Schengen depuis 2010, beaucoup de jeunes Albanais ont tenté leur chance en Europe occidentale ces dernières années surtout, 226 d’entre eux ont posé une demande de protection internationale en 2016 au grand-duché, le deuxième plus grand groupe derrière les ressortissants syriens cette année-là, avec très peu de chances de se voir accorder le statut (trois attributions du statut de Genève en trois ans, 17 protections subsidiaires). En règle générale, les Albanais sont considérés comme des ressortissant d’un pays sûr, candidat à l’adhésion à l’UE, donc leurs demandes passent la « procédure ultra-accélérée ». Jean Asselborn, qui est également ministre de l’Immigration et de l’Asile, a de nouveau demandé à son homologue Ditmir Bushati de faire en sorte que ces demandes considérées comme abusives soient enrayées. Tirana a déjà opéré plusieurs vols charters à partir de Bruxelles pour rapatrier ses ressortissants déboutés du droit d’asile en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg. Et Ditmir Bushati a promis devant la presse que son pays faisait tous les efforts possibles pour éviter ces départs – a fortiori ceux de mineurs non-accompagnés, un phénomène qui s’est amplifié ces derniers mois et a alarmé les autorités européennes. « Mais vous savez, dit le ministre albanais des Affaires européennes et étrangères, la différence entre le salaire moyen en Europe et celui des Balkans est tellement énorme... » La diaspora albanaise est de plus de trois millions de personnes, plus d’Albanais vivent en dehors de l’Albanie que dans le pays. En juillet à Trieste, en Italie, l’Albanie, la Bosnie, le Kosovo, la Macédoine, le Monténégro et la Serbie se sont à nouveau vus pour travailler sur leur projet de marché commun, qui stabiliserait l’économie de toute la région. « Vous venez de la nuit vers la lumière ! » s’enthousiasma Jean Asselborn à chaque entrevue de son voyage.