Système A Quand le navire Lifeline, avec à bord 234 migrants sauvés en mer Méditerranée, accosta à Malte le 27 juin, personne ne savait encore où ces hommes, femmes et enfants allaient être accueillis pour pouvoir déposer une demande de protection internationale. Le drame de l’Aquarius, deux semaines plus tôt, avait fait errer 629 migrants africains, dont 130 mineurs non accompagnés, en mer agitée durant huit jours, enfermés sur le bateau affrété par des ONGs humanitaires, parce que l’Italie lui refusa le droit d’accoster. Ils atterrirent finalement à Valence, en Espagne et l’opinion publique était désormais alertée vis-à-vis de cette prise d’otage des plus pauvres par le nouveau gouvernement italien dans un bras de fer qui l’oppose à Bruxelles. Donc, quand Malte se dit prêt à laisser le Lifeline accoster si et seulement si ses pays partenaires s’engageaient à prendre une part de la responsabilité, le ministre luxembourgeois Jean Asselborn (LSAP) était, comme si souvent, aux premières loges. Mais son enthousiasme à accueillir quinze de ces migrants au Luxembourg ne fut pas partagé par ses collègues du gouvernement, rapporta le journal satirique Feierkrop dans son édition du 13 juillet. Deux jours plus tard, le Service information et presse du gouvernement envoya une « communication de Jean Asselborn au sujet de l’accueil de 15 migrants ayant été à bord du navire ‘Lifeline’ » (et non une communication du gouvernement entier), qui expliqua que « dans un esprit de solidarité envers la République de Malte », le Luxembourg avait fait ce geste, « à l’instar de six autres États-membres ». Le
1er juillet, des fonctionnaires de la Direction de l’immigration du ministère et de l’Olai (Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration) du ministère de la Famille ont fait le voyage à Malte pour réaliser des entretiens avec des personnes concernées afin d’en sélectionner quinze « ayant manifestement besoin d’une protection internationale », tous Soudanais, qui ont été accueillis au Luxembourg, logés par l’Olai et poursuivent désormais la procédure normale de demande de protection internationale.
De plus en plus de politiques fustigent cette politique de Jean Asselborn, l’électron libre – « der Aussenseiter » titrait même le portail d’information Reporter.lu mardi –, qui est constamment en voyage, aux quatre coins du monde, s’y montre humaniste et solidaire dans les médias internationaux, et « à nous ensuite de nous débrouiller » disent les fonctionnaires en charge au Luxembourg. Pourtant, Asselborn ne fait que participer à ce que (presque) tous les partis promettent dans leurs programmes électoraux : une politique européenne. Ainsi, rien qu’en 2017, le Luxembourg a accueilli 182 personnes dans le cadre des programmes de réinstallation de réfugiés en provenance de Turquie et du Liban (dont 177 réfugiés syriens). Dans le cadre du programme européen de relocalisation, le grand-duché aura en plus accueilli 557 demandeurs de protection internationale (donc qui doivent suivre la procédure de demande ici) en provenance de la Grèce et d’Italie. D’Italie notamment arrivaient bon nombre des citoyens érythréens qui ont déposé une demande en 2017 (224 personnes ou presque dix pour cent des nouvelles demandes), dont beaucoup bénéficient désormais du statut de Genève. Car si le ministre s’engage à accueillir, il faut assurer des conditions dignes – ce qui est difficile avec un parc immobilier vétuste et des procédures éternelles.
Flash-back à 2015 Le gouvernement Bettel/Schneider/Braz sorti des urnes en octobre 2013 est encore tout jeune lorsque commence la grande crise migratoire déclenchée par la guerre en Syrie. La dynamique Corinne Cahen (DP), ministre de la Famille et de l’Intégration, a passé un grand coup de balai dans les écuries d’Augias qu’était devenu l’Olai, faisant souvent plus de mal que de bien avec les méthodes de gestion radicales, et avait parachuté son proche de l’Union commerciale de la Ville de Luxembourg, Yves Piron, à la tête de cet organe vital pour son ministère. Piron se montra engagé et volontariste, prêt à réformer la structure administrative, à améliorer son travail social en recrutant à grandes brassées et à moderniser le logement en construisant de nouveaux foyers et en restaurant les anciens, notamment le centre Héliar à Weilerbach, voire en les démolissant si nécessaire (le Don Bosco, délabré, est pourtant toujours incontournable). Quand commencent à arriver les demandeurs de protection internationale de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak surtout, à partir de l’été 2015, la solidarité dans la population luxembourgeoise est énorme. Les relents xénophobes et le repli identitaire qu’on avait connus six ans plus tôt encore, lorsque des Roms des Balkans venaient au Luxembourg, semblaient oubliés. Tout le monde avait vu les images des traversées meurtrières de la mer Méditerranée, le petit Aylan Kurdi gisant sur une plage turque, les clôtures barbelées érigées par le gouvernement de Victor Orban en Hongrie. « Wir schaffen das ! » (« nous allons y arriver ») avait promis Angela Merkel en Allemagne et le Luxembourg n’allait pas défaillir. Chacun, politiques, ONGs, société civile, y allait de son engagement, collectant vêtements, argent, nourriture ou offrant des immeubles désaffectés pour y loger des demandeurs de protection internationale.
Le gouvernement tout entier était aux avant-postes, libérant des budgets extraordinaires pour recruter des fonctionnaires aux ministères de l’Immigration et de l’Intégration afin que les procédures puissent être accélérées et l’encadrement psychosocial amélioré (beaucoup de DPI cumulent de multiples traumatismes à traiter). En 2015, le délai de traitement d’une demande de protection internationale était en moyenne de 21 mois, concède le ministère de l’Immigration dans sa réponse à une question parlementaire de Sam Tanson (Déi Gréng) ; il a pu être réduit à 7,5 mois en moyenne. En 2015/16, Corinne Cahen était sur le terrain avec Jean Asselborn, se montra tout aussi humaniste et engagée, visita des foyers, accueillit des familles au Findel, posa pour des photos – et apprit même à parler arabe. Puis l’ambiance capota dans le pays. Lorsque, en 2016 et 2017, le gouvernement voulut construire de nouveaux, grands foyers pour demandeurs de protection internationale à Mamer, Junglinster et Steinfort, Corinne Cahen faisait le tour des villages, accompagnée par les ministres et/ou fonctionnaires des Infrastructures, de l’Éducation nationale, de l’Intérieur pour convaincre les citoyens du bienfondé des projets, leur expliquer qu’il n’y avait rien à craindre de ces honnêtes gens de DPI – et s’attira les foudres des foules (insultes personnelles, misogynes voire menaces de mort sur les réseaux sociaux). Les grands projets ont tous échoué et furent remplacés par de petites structures d’une centaine d’habitants, dont huit ont pu être construits entre-temps.
L’anti-Frieden De tout cela, Jean Asselborn est toujours bien loin. Le ministre socialiste réussit à garder son énorme popularité (un taux de 85 pour cent au Politmonitor de RTL/Luxemburger Wort de mai de cette année) grâce à sa bonhomie et à son franc-parler. Les ONGs humanitaires l’adorent parce qu’il est l’anti-Luc-Frieden. Là où Frieden (CSV) s’était jadis fait certifier d’avoir un « cœur de pierre » par le Luxemburger Wort (qu’il préside désormais), parce qu’il était rigoriste à en devenir extrémiste – la loi, la loi, et rien que la loi –, Jean Asselborn est tout le contraire : S’il souligne toujours que ce sont l’administration et les juges qui appliquent la loi votée par le législateur, il lui reste toujours une certaine liberté d’appréciation. Son actuel mandat de ministre de l’Immigration (il a succédé à Nicolas Schmit, LSAP, en charge de 2009 à 2013) s’est passé comme sur des roulettes, sans contestations et sans grandes manifestations contre sa politique (ni de gauche, ni d’ailleurs d’extrême-droite), parce qu’il traite les dossiers qui lui sont rapportés avec doigté et humanisme. Les hommes et femmes engagées qui l’appellent pour un cas délicat d’une famille risquant l’expulsion par exemple obtiendront presque toujours gain de cause. Dans le documentaire de Frédérique Buck sur l’engagement citoyen, Grand H, ils sont plusieurs à dire « la chance qu’on a d’avoir un ministre qui a un si grand cœur ».
Or, pour beaucoup d’Irakiens par exemple, cette indulgence pourtant entraîne une incertitude insupportable : déboutés de la protection internationale et de celle subsidiaire, ils se sont vu accorder un « sursis à l’éloignement » par le ministre. Ce qui implique certes le droit de ne pas être expulsés, mais ils ne peuvent ni travailler, ni demander de regroupement familial. Dans les couloirs des ministères, des voix s’élèvent pour dire qu’une politique d’asile doit avant tout être juste et équitable, sans aucune place pour l’arbitraire. Mais à 69 ans, dont un demi-siècle en politique et quatorze ans au gouvernement, Jean Asselborn aura compris qu’il fallait profiter de la marge de manœuvre qui reste entre les lois et les directives européennes pour faire de la politique. Et se démarquer.