Il y a près de dix ans paraissait aux Éditions Schortgen à Esch-sur-Alzette, un « essai épistolaire » sous la direction de Giulio-Enrico Pisani. Intitulé Nous sommes tous des migrants, le livre consistait d’un échange de lettres entre Pisani et des auteurs et poètes de France, du Maroc, de Tunisie et du Grand-Duché au sujet de la problématique de la migration et du rôle que pourrait jouer la littérature pour appréhender la question.
À l’époque déjà, la question des migrants secouait le paysage politique européen. Certes, la polémique n’avait pas encore atteint l’intensité qu’elle connaît aujourd’hui, mais déjà de nombreux politiciens rêvaient d’une « Forteresse Europe », alors que la Méditerranée, comme le déclarerait quelques années plus tard le Haut-Commissariat des Nations Unis pour les réfugiés, se transformait en « route la plus mortelle du monde ».
Dans la première lettre de l’ouvrage, Pisani notait que « la géographie politique du monde s’est changée, s’est figée, comme un vaste champ de terres argileuse mais fertile, tout fendillé par la sécheresse, brisé en milliers de mottes inégales et profondément divisées ». Cette sécheresse consistait, selon l’auteur des « lois politico-économiques et [d]es cœurs des politiciens, que le sang des persécutés et les larmes des déshérités n’attendrissent pas. Les hommes n’ont pas foncièrement changé. Il y en a des bons, de moins bons et des mauvais, mais dans leur majorité ils ne sont pas si mauvais que ça, seulement terriblement égoïstes et bornés. C’est justement cette majorité que représentent les décideurs politiques dans nos démocraties que nous croyons si enviables. Elles valent sans doute mieux que les tyrannies, mais que de calcul, que de sécheresse ».
Il est frappant que ces paroles pourraient être écrites aujourd’hui. Sans doute était-il inévitable, qu’à partir du moment où les institutions européennes sacrifièrent le principe de l’Europe sociale sur l’autel du néolibéralisme économique, l’Union européenne allait perdre son âme. D’autres principes qui avaient pourtant inspiré les pères fondateurs de l’Europe unie, tel le commandement biblique de tendre la main à l’étranger en souvenir des années d’exil du peuple juif en Égypte, ne semblent plus inspirer beaucoup de monde. Bien loin semblent les années de l’après-guerre où bien des Européens étaient ou avaient été des réfugiés.
Pisani, le poète, avait raison de dénoncer le manque de cœur des politiciens et de certains électeurs en 2008, alors que déjà se noyaient des centaines de personnes dans la Méditerranée, cherchant à fuir la misère ou la guerre. Angela Merkel, qui fut pourtant une des prêtresses qui officia lors du sacrifice de l’Europe sociale, fut une des rares femmes politiques au pouvoir qui, dans un premier temps, sut agir avec décence humaine face à la question des réfugiés en provenance du Proche-Orient. Pendant quelque temps, elle sembla, dans ce contexte, ne pas vouloir se soumettre à des impératifs « égoïstes et bornés ». Toutefois, en remplissant ce devoir d’humanité, elle est devenue la cible de l’extrême-droite, des membres de son propre parti et de leurs alliés et d’une gauche populiste qui semble avoir oublié le sens de l’internationalisme et que le marxisme est, quoi qu’aient pu affirmer certains philosophes, avant tout un humanisme.
Or face à la crise des migrants, c’est bien le manque d’humanité de la politique que l’on doit déplorer. Un manque d’humanité qui s’exprime, sur le plan philosophique, par un manque d’humanisme. Le combat pour la dignité humaine, qui pourtant devrait être le plus petit dénominateur commun rassemblant sociaux-démocrates, sociaux-chrétiens et militants et activistes inspirés par l’écologie et par le marxisme, pourrait servir de base à une politique humaine et décente face à la question des réfugiés et des migrants.
Mais dans ce livre, Pisani ne rappelle pas seulement le devoir d’humanité que nous nous devons tous de remplir. Il va plus loin. Il souhaite que l’on reconnaisse aux migrants et aux réfugiés leur dignité humaine et que l’on accepte la dimension héroique de leur geste. En effet il demande : « En quoi le fait d’avoir risqué sa peau pour franchir la mer avec pour seul capital courage, intelligence et force de travail serait-il moins noble et méritoire que de se faire précéder par la croix et le croissant, ou par le glaive et le feu des conquérants. Les émigrés clandestins sont de héros. »
Pisani demande aux poètes et auteurs de nos jours de chanter l’épopée de migrants individuels : « Un écrivain pour un migrant ». Certes il n’est pas donné à chacun de tenir une plume et de chanter. L’appel de Pisani à plus d’empathie et à ce que l’on ait « de la reconnaissance, de l’estime et de l’admiration pour le courage du migrant » ne s’adresse pas seulement aux auteurs mais à nous tous. En cette période électorale, alors que commencent meetings et débats électoraux, il est à souhaiter que candidats et électeurs s’inspirent de l’humanisme radical qui anime la démarche de Giulio-Enrico Pisani.