d’Land : De quel moment date ce que l’on a appelé la « crise migratoire » en Europe ?
Ferruccio Pastore : La réponse dépend vraiment de la perspective adoptée. Pour l’Italie, c’est une question centrale depuis plusieurs années, notamment depuis 2011, année du Printemps arabe qui a un peu bouleversé tout le système de contrôle des populations établi par l’Europe, et par l’Italie, avec les régimes autocrates présents sur l’autre rivage de la Méditerranée. En 2011, cette « ceinture de sécurité » a perdu l’anneau central de la chaîne, c’est-à-dire la Lybie de Kadhafi. L’utilisation du mot « crise » date de cette période, et s’impose deux ans plus tard, lors du terrible naufrage de Lampedusa du 3 octobre 20131. C’est un des nombreux, mais aussi un des plus impressionnants drames de cette immigration clandestine qui a convaincu le chef du gouvernement italien de l’époque, le président du conseil Enrico Letta (centre gauche) de lancer une opération de sauvetage d’envergure, à une plus grand échelle de ce qui existait auparavant et qui a été appelé Mare Nostrum.
Pour le reste de l’Europe, la crise des migrants est plus tardive. Elle date du moment où des migrants qui n’étaient ni prévus, ni attendus, commencent à arriver au sein du pays hégémonique en Europe, c’est-à-dire en Allemagne. Et comme l’Allemagne contrôle l’agenda européen, c’est là que la crise, qui était une crise régionale italienne, devient une crise européenne.
Mais si on s’en tient aux chiffres, les faits ne sont pas sans précédents. On compte de 2011 à nos jours près de 750 000 personnes débarquées sur les côtes italiennes (cf chiffres du graphique 1). Lors de la guerre et de la dissolution de l’ex-Yougoslavie au début des années 1990, nous avions des chiffres comparables. Si l’on rappelle les efforts considérables d’autres pays (3,5 millions de réfugiés Syriens en Turquie, 1,5 million au Liban, 600 000 en Jordanie), l’alarme européenne en matière de « crise migratoire » a quelque chose d’assez incompréhensible.
Cela nous permet d’affirmer que nous avons moins affaire à une crise structurelle démographique ou économique qu’à une crise culturelle et politique de gouvernance de l’Europe. Les outils de régulation et les cadres interprétatifs avec lesquels l’Europe avait cru, pendant quelque temps, contrôler la question de l’immigration imprévue ne sont plus adéquats. En ce sens la crise au niveau européen date de 2015. Puis il y a eu une période d’affolement et de vide stratégique, où les décideurs politiques européens à tous les niveaux – y compris Angela Merkel, avec son « stop and go » sur l’ouverture et la fermeture des frontières – étaient désemparés. Cette situation a été temporairement arrêtée suite à l’accord avec la Turquie en mars 2016. Et pendant quelque temps on a eu l’impression que la crise pour Bruxelles et Berlin était résolue. En Italie ce n’était pas du tout le cas. La crise des migrants continuait et le pays a été plus ou moins forcé de trouver des solutions propres et unilatérales, enfin, bilatérales, au moins avec la Lybie. Et c’est Marco Minniti, le ministre de l’Intérieur du dernier gouvernement de centre gauche, qui a établi ces accords très controversés avec un certain nombre de centres de pouvoirs libyens qui ont en effet permis une chute des arrivées.
Le nombre de migrants qui ont débarqué sur les côtes italiennes est passé de 181 000 en 2016 à 119 000 en 2017 et à environ 20 000 pour les huit premiers mois de l’année 2018 (voir graphique 1). Matteo Salvini, arrive au ministère de l’Intérieur au mois de juin. Il se présente en stoppeur de l’immigration et déclenche des polémiques européennes, alors même que les flux des migrants ont considérablement baissé.
En fait, nous avons une crise purement endogène au système politique pluriel européen. Cette crise a été déclenchée par deux ministres de l’Intérieur à Berlin et à Rome, Horst Seehofer et Matteo Salvini, qui pour des raisons différentes ont pensé qu’il était nécessaire de sonner l’alarme. Salvini avait besoin de consolider son succès électoral et de détourner l’attention des électeurs des promesses faites en campagne électorale et totalement inapplicables. Ici, « l’immigration » est un cas exemplaire de ce que les Américains appellent ironiquement « Mass Distraction Weapons ». Seehofer doit faire face à de futures élections régionales en Bavière et il a très peur que son parti (la CSU) perdre sa primauté et sa place de premier parti dans la région. Nous sommes ainsi entrés cet été dans une nouvelle période de crise et d’alarme et on nous parle d’une immigration hors contrôle, d’une criminalité (liée à cette immigration) qui augmente, etc. – de toute une série de discours qui relient entre elles la rhétorique de Salvini en Italie à celle de Orban en Hongrie, voire de Trump aux États-Unis. Dans le domaine des migrations, il est possible de construire une réalité alternative et de la maintenir vivante dans les esprits des électeurs, du moins de certains d’entre eux et toutes contradictions, toutes preuves, tous discours d’experts ou de chercheurs sont plus ou moins impuissants à corriger cette perception.
Quelle est la réalité de l’immigration en Italie et en quoi Salvini se différencie de ses prédécesseurs dans ce domaine ?
On compte plus de cinq millions d’étrangers en Italie (sur une population totale de 60,5 millions d’habitants – voir graphique 2) la plupart en situation régulière. De 2011 à aujourd’hui, il y a eu 750 000 personnes débarquées en provenance de la Méditerranée et cela représente un sous-ensemble de l’immigration parce qu’au total l’immigration en Italie dans ces six années a été environ de deux millions de personnes ; et la plupart de ces deux millions de personnes ne sont pas arrivées par bateaux mais dans le cadre du regroupement familial des anciens immigrés, de ceux qui étaient venus en Italie attirés par notre économie dans les années 2000. L’Italie est un pays qui continue à avoir un solde migratoire net positif. L’an dernier encore, on a enregistré 200 000 nouvelles résidences de personnes étrangères. Ce qui est plus important que les débarquements. C’est d’ailleurs au second gouvernement de Silvio Berlusconi, en 2002, avec un autre ministre membre de la Ligue du Nord (Roberto Maroni, ministre du Travail et des Politiques sociales), que l’on doit la plus grande régularisation jamais réalisée en Europe (égalée peu de temps après en 2005 par l’Espagne), soit 647 000 immigrés. Dans ce contexte, « les 500 000 expulsions » promis par Salvini dans son programme sont fantaisistes et irréalisables. Les expulsions sont complexes et coûteuses. Elles n’ont jamais représenté plus de six pour cent des immigrés réguliers, sauf en 2004 (quatorze pour cent de la population immigrée régulière et 35 000 personnes en valeur absolue), qui faisait suite justement à la grande opération de régularisation du deuxième gouvernement Berlusconi. Le discours qui distingue depuis une trentaine d’années une immigration positive d’une immigration négative a pu satisfaire aussi bien le libéralisme de la droite modérée que celui d’une partie de la social-démocratie (l’idée c’est qu’on régularise ceux qui travaillent). Et « l’immigration choisie » de Sarkozy à Macron s’inscrit encore dans cette rhétorique. Avec Salvini, de l’immigration, on n’en veut pas du tout. Et c’est cela qui a changé.
Pour les Italiens comme pour l’opinion publique européenne, il est difficile de distinguer entre migrants, réfugiés, travailleurs immigrés, réguliers ou clandestins. Celle ne fausse-t-il pas la perception du phénomène migratoire ?
Les crises géopolitiques libyennes, syriennes, tunisiennes, etc., et la dimension spectaculaire des débarquements ont masqué l’autre changement structurel important : la crise économique de 2008. Celle-ci a non seulement modifié les équilibres économiques, mais aussi migratoires.
Dans la décennie qui a précédé la crise de 2008, les plus grands États d’immigration en Europe étaient l’Espagne et l’Italie. L’immigration largement irrégulière était très rapidement régularisée, car il y avait un marché du travail qui fonctionnait et qui intégrait sans politique d’intégration ; il intégrait dans des positions subordonnées mais plus ou moins stabilisées. Et cela ne représentait pas seulement une intégration sociale mais aussi une stabilisation démographique. Ici, nous parlons de dix à douze millions de personnes si on considère l’ensemble des pays d’Europe du Sud, l’Italie, l’Espagne, mais aussi la Grèce et le Portugal. Des migrants arrivaient du Sud et de l’Est et trouvaient dans l’Europe du Sud, de quoi satisfaire leurs besoins. Ils n’étaient donc pas poussés à poursuivre le voyage vers l’Allemagne ou la Suède. Cette ceinture de stabilisation économique et démographique qui se trouvait en Italie et en général dans le sud de l’Europe s’est cassée avec la crise. En se brisant, elle a révélé la fragilité du modèle économique et social des pays d’Europe du Sud qui n’avaient pas su moderniser leur système productif.
Une immigration « low cost » s’est développée dans un contexte où le travail est toujours moins rétribué, surtout pour les travaux les moins gratifiants que les natifs refusent d’occuper. Avant 2008, l’Italie était le seul pays d’Europe qui possédait une corrélation négative entre croissance et immigration. Ce phénomène étrange était compensatoire de la baisse démographique du pays, de sa perte de compétitivité. L’immigration était comme une béquille car elle servait à tenir debout un pays qui n’avait plus de forces suffisantes. Toujours est-il que la crise de 2008 a réduit la capacité de fixer les immigrés, de les retenir. Cela a transformé l’Europe du Sud en couloirs de transit et rendu visibles les migrants dans l’ensemble de l’Europe, du Sud au Nord. La paupérisation des migrants n’a pas pour autant provoqué leur retour dans leur pays d’origine. C’est un autre paradoxe intéressant à noter. Tout le monde pense que la majorité des migrants sont irréguliers. Or les travailleurs immigrés du passé, qui venaient en situation irrégulière à la recherche de travail, ne le font plus car il n’y a plus vraiment de travail. Celui-ci a été pris par les demandeurs d’asile et les réfugiés qui sont, par définition, réguliers tant qu’ils ne sont pas déboutés.