« Mon royaume pour de la moutarde ! » s’écrie le comte Pozna, furieux que sa femme, « la grosse vache », ne lui serve jamais que des cornichons avec la mortadelle, alors que c’est de la moutarde qu’il veut. À peine a-t-il ainsi cité Shakespeare que deux « anges de la mort », père et fils (Strangline et Stranglinet), se pointent chez lui pour exaucer son vœu de mourir si sa vie sans moutarde est à ce point misérable. Or, frappé par l’absurdité de la situation, paniqué par la possibilité d’une fin si proche, Pozna redouble soudain d’inventivité pour duper son destin : il y a une faute de frappe dans son nom sur la liste des candidats à exterminer, « Pozma » avec un m au lieu de « Pozna » avec un n. Les anges, si sûrs d’eux au début, appellent leur cheffe en renfort. Qui, sur ce doute administratif, plaide en faveur de la victime, qui se voit accorder un répit de trois jours avant de mourir – ou de chercher un remplaçant qui soit prêt à prendre sa place.
En quinze minutes, le meilleur de Tout le monde veut vivre, une pièce de l’auteur israélien Hanokh Levin (1943-1999), dont la production luxembourgeoise est la première en langue française, est installé sur la scène du Studio du Grand Théâtre. Car Pozna, obscur comte totalitaire qui règne sur un territoire perdu dans les Carpates, découvre au moment-même où sa fin semble proche, à quel point il aime la vie et entreprendra tout ce qui est en son pouvoir pour trouver un remplaçant. Sans succès, car Pozna va apprendre que son peuple le déteste, que sa femme le méprise et que même son fidèle esclave Bamba, pourtant simplet, n’est pas prêt à prendre sa place. Aucun malade, aucun misérieux n’accepte les offres de richesses pour sa famille en échange de sa vie. Même ses parents, 88 ans, qui savent déjà qu’ils vont pleurer leur fils amèrement, veulent encore vivre pour sentir les rayons de soleil sur leur peau.
Alors que le désespoir et la panique de Pozna augmentent sans cesse, son égoïsme, sa méchanceté se développent, il lance les pires cruautés à ses proches (« j’ai toujours détesté les enfants, ça regorge d’avenir »). Au fur et à mesure de sa quête frénétique d’un remplaçant, Tout le monde veut vivre, qui avait commencé en allégorie, glisse vers la grosse farce cynique. Hanokh Levine met à nu l’attachement de chacun à sa petite vie, si vaine soit-elle, et la cruauté des petites trahisons au quotidien. Son héros est un salaud, mais il va s’avérer bien vite que sa femme Poznabella (oui, oui, ça rappelle la fille de Barbapapa), qui, dans un moment de faiblesse, fait preuve d’abnégation en offrant à son mari de mourir pour lui, n’est pas meilleure : tout aussi matérialiste, rapace, à la recherche de son avantage matériel avant tout.
Tout le monde veut vivre est une pièce atemporelle, une tragédie grecque noyée sous une couche de cynisme, une comédie truffée de bons mots et de vérités absolues. C’est un univers étrange, où une maman juive copule avec le fossoyeur, où le comte voué à la mort se jette sur la première actrice de passage et où les anges portent des uniformes rouge feu. Un univers comme les affectionne – et les maîtrise si bien – Carole Lorang. Son travail ici rappelle en de nombreux aspects son Yvonne, princesse de Bourgogne : des éléments grandguignolesques, des scènes stylisées, extrêmement chorégraphiées (les scènes de sexe sont à mourir de rire), des acteurs originaux, très typés, dont certains, comme notamment Bach-Lan Lê-Bà Thi (Poznabella), Luc Schiltz (Strangline) ou Jérôme Varanfrain (Bamba) font déjà partie d’une sorte de noyau dur de la Compagnie du Grand Boube, et d’autres, comme notamment l’excellent Éric Petitjean dans le rôle principal, viennent enrichir nos scènes.
Mais Carole Lorang a encore développé certains aspects de son travail très précis, notamment la composition de tableaux visuels sur scène – comme celui, magnifique, du fossoyeur qui creuse la tombe de Pozna dans des gravillons dorés, sur une musique rock bien lourde pour signifier le tragique de la situation, ou encore ceux, impressionnants, des anges en rouge dans un monde en noir et blanc. Ainsi, Tout le monde veut vivre est une pièce universelle, une sorte de Jedermann contemporain, qui, même si elle n’est pas vraiment nécessaire, constitue, grâce à sa mise en scène, un bon moment de théâtre.