« A…(n°185/44), orpheline, sans état, célibataire, 33 ans, admise le 02/09/1857, de conduite passable, évadée le 07/11/1857, réadmise le 13/11/1857, réclamée par sa Commune, réadmise le 15/10/1858, de mauvaise conduite [...] » Derrière la sécheresse administrative de cet extrait du registre d’admission de l’Hospice Central d’Ettelbruck, se cachent autant de trajectoires humaines douloureuses et uniques dont seule une étude des archives permet de rappeler l’existence. C’est à cette attention bienveillante, à cette solidarité entre humains par-delà le passage du temps, que nous invitait déjà Michel Foucault en 19771 : « [...] Derrière ces noms qui ne disent plus rien, derrière ces mots rapides [...], il y a[it] eu des hommes qui ont vécu et qui sont morts, des souffrances, des méchancetés, des jalousies, des vociférations ».
Yves de Smet, médecin psychiatre devenu historien, s’inscrit dans cette grande lignée des passionnés de l’archive, capables de ressusciter des mondes disparus. Il nous offre ici une monographie précise et méticuleuse, qui s’attache à décrire la vie quotidienne de l’hospice central du Grand-Duché
Il choisit de faire démarrer son histoire à la fin du XVIIIe siècle, alors que s’entremêle tout un « réseau » d’institutions destinées à accueillir, aussi bien les indigents, les vagabonds, les orphelins et, enfin, ceux que l’époque qualifie d’« aliénés ». Aucune structure n’est encore spécifiquement dévolue à l’accueil des individus présentant des signes de folie.
En 1796, la jeune République française qui domine alors le territoire du Luxembourg, tente de réorganiser les hospices par type de public : l’hospice St-Jean pour les plus âgés, la léproserie des Bons-Malades, l’hospice des orphelins. Les prisons et le Dépôt de Mendicité complètent ce dispositif d’établissements entre lesquels naviguent les populations marginalisées. Les carences sont plus que nombreuses. Dans les années 1840, l’État luxembourgeois qui prend forme se voit pressé de remédier à cette situation.
Le 22 janvier 1855, les bâtiments de l’État à Ettelbruck cessent d’être affectés au service militaire et sont mis à la disposition de l’administration. Ces murs sont pressentis pour abriter l’Hospice Central souhaité et attendu depuis 1846. Paraissent deux arrêts, coup sur coup, qui viennent entériner sa création. A l’intérieur, dans les premiers temps de l’hospice, coexistent : les plus pauvres, les invalides, les personnes présentant des signes « d’aliénation mentale », les hommes, les femmes, et les enfants. L’augmentation croissante de la population de l’hospice obligera à une réflexion et une réorganisation des lieux dans les années 1880.
Yves de Smet suit la vie de l’hospice jusqu’en 1904, en se tenant au plus près des sources qu’il soumet directement à l’œil du lecteur. Celui-ci découvre, au travers des courriers des directeurs de l’Hospice, des règlements intérieurs, des registres d’entrées et de sorties, ce que recouvre précisément l’hospice à cette époque : une institution visant l’enfermement des marginalités, dans laquelle se dessine lentement une bascule balbutiante vers une prise en charge médicalisée. Ce passage de la qualification des personnes présentes dans l’hospice de « reclus » à « patient » ne se déploiera véritablement que dans une période postérieure à celle investiguée par Yves de Smet.
Deux directeurs vont marquer l’institution : l’administrateur consciencieux Claude Muller, puis, à partir de 1875, le médecin Anatole-Nicolas Buffet. Le récit de vie et l’histoire médicale qu’a laissés Anatole-Nicolas Buffet constituent l’une des sources structurantes de l’ouvrage, qu’Yves de Smet croise avec les sources administratives et budgétaires de l’hôpital, les comptes-rendus des séances de l’Assemblée des États, afin de mettre en lumière les débats politiques des députés susceptibles d’influencer la vie de l’Hospice.
Malgré la place notable accordée aux deux directeurs de l’institution, le livre de De Smet ouvre l’accès à de nombreux autres acteurs de la prise en charge de la folie au XIXe siècle. À commencer par les religieuses, les sœurs élisabéthaines, qui jouaient déjà un rôle à la fin du XVIIIe siècle au dépôt de mendicité et avaient des activités hospitalières. Elles poursuivent leurs missions au sein de l’Hospice. En effet, la liste du personnel directement employé par l’Hospice central est en nombre très limité : le directeur général, un gardien-chef et d’autres gardiens. En revanche, le personnel rattaché à l’Hospice est beaucoup plus divers : un aumônier, un docteur en médecine, un docteur en chirurgie et en accouchement, des gardiennes et des femmes de charge, mais aussi des instituteurs pour les nombreux orphelins ou enfants pauvres qui s’y trouvent, ou encore des barbiers engagés pour raser les reclus à hauteur d’une fois par semaines. C’est donc une histoire incarnée, faite d’anecdotes et de noms propres, que nous propose Yves de Smet, dépassant ainsi la seule dimension institutionnelle au profit d’une histoire chorale.
La diversité des personnes prises en charge par l’hospice est aussi notable. Si l’institution accueille presque exclusivement des personnes dans une situation de total dénuement, les publics sont en réalité divers sur le plan de l’âge, du genre et des trajectoires de vie qui aboutissent à l’enfermement. Les registres de population que De Smet mobilise largement fournissent des informations précises sur la condition sociale, l’occupation professionnelle, les circonstances de l’enfermement, le profil médical ou encore la cause du décès. La mortalité à l’intérieur de l’hospice est très importante durant la période considérée, révélant en creux l’histoire des maladies infectieuses et des épidémies (choléra) au XIXe siècle.
De manière très intéressante, le choix du préfacier de l’ouvrage nous éclaire aussi sur une dimension moins évidente du projet de De Smet. Benoît Majerus2, qui préface cet ouvrage, est un historien de la psychiatrie, professeur à l’Université du Luxembourg. Depuis une quinzaine d’années, il participe à documenter l’histoire des objets liés à la psychiatrie. Les choses matérielles qui entourent les médecins, les gardiens, les soignants, les patients, configurent leur expérience physique et émotionnelle du lieu psychiatrique. Si l’histoire de l’Hospice d’Ettelbruck est évidemment centrée sur l’institution, son personnel et les « reclus » qui y vivent, elle met cependant au jour d’autres dimensions : la distribution des bâtiments, avec plusieurs plans successifs des lieux, leur architecture, les meubles qu’on y trouve, les vêtements qu’on y porte, etc. Les trousseaux des reclus se composent, par exemple, d’un seul ou au plus de deux exemplaires du même habit. La « géo-histoire » de l’Hospice révèle aussi des contraintes spatiales qui se répercutent directement sur la « qualité » de la prise en charge des reclus. Par exemple, les accouchements n’ont pas de lieu dédié, ils se pratiquent dans le grand dortoir.
On peut aussi s’intéresser aux objets produits directement par les reclus. En effet, dès l’ouverture de l’Hospice central, les communes, qui se sont vues chargées par la loi de 1843 de s’occuper de bienfaisance, craignent le gouffre financier que cette mission ne manquera pas d’occasionner. C’est pour reverser de l’argent aux communes que le premier directeur de l’Hospice met les reclus au travail pour produire des objets dont la vente générera des bénéfices : les hommes fabriquent des ustensiles de paille, les femmes font du tissage et du tricot. Ces objets deviennent ainsi des révélateurs du système politico-économique dans lequel l’hospice s’insère. En définitive, le livre d’Yves de Smet nous permet une plongée sensitive dans un quotidien matériel qui apporte des informations précieuses sur la vie pratique de l’hospice.
Enfin, même si le travail de l’auteur n’a pas de perspective explicitement transnationale, les archives qu’il soumet à notre lecture témoignent des transferts culturels qui ont eu lieu pendant la période, à l’échelle européenne. Le médecin Anatole Buffet effectue de nombreux voyages vers la France, la Belgique ou l’Allemagne, pour observer les pratiques en vigueur dans les pays voisins, dans un contexte où la psychiatrie moderne commence à se construire.
Sur le plan de la construction du livre, le parti-pris de l’auteur de nous livrer de très larges extraits des sources d’origine est éminemment structurant. De Smet fait le pari de laisser le lecteur libre de se forger seul une opinion sur ce qu’il lit. C’est principalement l’ordonnancement chronologique rigoureux mais classique qui constitue une aide pour ne pas se perdre dans ce foisonnement. Ce choix est un pari louable mais audacieux sur l’intelligence du lecteur, car les archives sont souvent arides. On pourra regretter que la richesse des sources ne s’accompagne pas toujours des éléments d’analyse synthétique qui auraient permis au lecteur non-spécialiste d’y entrer avec davantage de facilité. Mais en dépit de cette réserve, ce monumental travail de dépouillement et de rapprochement d’archives représente un jalon important dans la connaissance de l’histoire de la psychiatrie au Luxembourg.