À partir de quel âge commençons-nous à compter les étés qui nous restent ? « Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ; Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! » écrit Baudelaire dans le « Chant d’automne » qui fait partie des Fleurs du Mal. Le recueil sort en 1857 et le poète a alors 36 ans.
Trente-six ans, c’est, dit-on, l’été de la vie. Mais Baudelaire parle d’étés au pluriel, au passé, et trop courts. Trop courts non seulement par rapport aux autres saisons, mais aussi en nombre. Car déjà il compte ceux qui sont passés et essaie de soupeser – en vain – combien il en vivra encore.
Ainsi faisons-nous, peu ou prou, tous : passé un certain âge nous commençons à compter les étés, à regretter ceux qui sont passés et à tenter de prévoir avec mélancolie combien nous en vivrons encore avant que « les froides ténèbres » ne nous saisissent.
L’enfance, seule, insouciante du temps et donc insouciante de la mort, ne compte pas les étés – ni les hivers, les printemps et les automnes. C’est qu’aux enfants le temps n’est pas compté. C’est de la petite monnaie, en veux-tu en voilà. Ce n’est pas un mince avantage. Celui à qui le temps n’est pas compté vit léger dans un présent démesurément étendu et ouvert. Ainsi chaque été se fond dans celui qui le précède. La mémoire enfantine, tenant tête au temps, ne cesse de réaménager d’année en année un même été palimpseste.
Après l’enfance, vient l’oubli de ses splendeurs.
Mais lorsque, plus tard, nous commençons à compter nos étés, alors cet été hors du temps resurgit, à la fois merveilleux et douloureux. Tout y est, : la lumière qui transperce jusqu’aux ombres les plus profondes, la chaleur qui enveloppe toutes choses de sa torpeur, ralentit les mouvements et invite au sommeil, un monde d’odeurs enivrantes, mélange d’herbes séchées, de fruits matures, de sève réchauffée par le soleil et de sources fraîches ; la gente ailée dont le chant multiple, dès les premières lueurs du jour, monte à l’assaut de l’azur ; les nuits tièdes, plus vivantes que les jours, avec des rires et les éclats de voix heureux remplissant les rues et au loin, comme étouffé, le murmure confus des animaux petits et grands, maîtres des forêts nocturnes toutes proches. Pendant l’été de l’enfance, hommes, animaux et végétaux sont réunis ans un même grand souffle, celui d’une vie illimitée qu’ils dépensent sans compter.
Certes, l’été de l’enfant a aussi sa terreur. C’est l’orage. La foudre qui zèbre le ciel ténébreux pesant sur la vallée allume brièvement les sapins courant le long de la crète des collines qui veillent sur le village ; le tonnerre qui, boulet de canon énorme, roule à travers la vallée, la descendant et la remontant, grondant à courant et à contre-courant de la rivière qui n’arrive plus à contenir entre ses bords toute cette eau qui dévale à travers les rues en pente du village et envahit la place qui s’étend devant la maison des parents ; le vent secouant violemment l’immense hêtre rouge, là-bas, face à la maison, qui se referme sur lui-même pour protéger ses faines encore vertes, comme s’il se souciait des enfants qui aiment les ramasser en septembre lorsqu’elles auront mûri.
Mais c’est une terreur délicieuse. Ce n’est pas celle, enfiévrée qui, dans La steppe de Tchekhov saisit le petit Igor perdu avec ses compagnons de route au milieu de la steppe russe, lorsqu’après après une journée de soleil de plomb et de chaleur extrême, l’orage nocturne jette ses fantômes à la poursuite du garçon terrorisé. Oh, non. A-t-on jamais vécu terreur plus délicieuse que celle de l’enfant observant de derrière la fenêtre de la chambre à coucher, l’orage qui déchaîne ses fastes et ses frasques, avec au loin, en bas dans la cuisine, le murmure rassurant des voix des parents ? Cette terreur enchanteresse, n’est-ce pas finalement le cœur même de l’été de l’enfance ? La chaleur des jours n’appelle-telle-pas l’orage comme dissonance indispensable à l’harmonie du tout ? Ses foudres et ses tonnerres ne sont-elles pas la confirmation pour l’enfant que rien, absolument rien, ne peut détruire cette harmonie ?
La lumière et la chaleur engrangés alors continueront à vivifier leurs jours, jusqu’à l’automne, jusqu’à l’hiver de leur vie. Et qui sait ? Les plus chanceux d’entre eux en oublieront peut-être de compter les étés passés et de s’inquiéter du nombre de ceux qui leur restent encore à vivre.