« Lipp, Lapp, lipp, lapp/ De Pirmesmännchen leet um weisse Knapp »1 : Voilà un bien vieux refrain en luxembourgeois, aujourd’hui perdu, enfoui dans les profondeurs du lit de la Sûre sauvage. Voilà une rivière qui entonne bien des refrains et laisse échapper bien des murmures. Sauvage, calme, sauvageonne, à nouveau calme, domestiquée, adulte, sérieuse… Elle en épouse des attitudes entre sa source belge de Vaux-les-Rosières et son embouchure luxembourgeoise de Wasserbillig où elle se noie dans la jolie Moselle. C’est précisément dans la vallée de la Sûre que se racontait naguère une étrange légende…
Les histoires du Jaasmännchen2 et celle du Pirmes-männchen3 sont intimement liées. Elles trouvent à se nouer dans un étroit vallon sis entre Buderscheid et le Heiderscheidergrund. Les deux villes bornant ces quelques lieues sont Wiltz au nord et Esch-sur-Sûre à un jet de pierre au sud. Tout commença pourtant un peu plus loin, à Dahl très exactement… En quelle année ? Nul ne peut s’en souvenir. À une époque en tous cas où les nuits provoquaient la frayeur et l’ignorance les plus grandes superstitions.
C’est donc à Dahl que vit le jour, en cette époque lointaine, un garçon bien ordinaire. La rumeur prétend qu’il aurait été issu d’une relation entre un seigneur et une femme de la localité… Comme la plupart de ses semblables alors, ses parents le destinèrent à être valet de ferme, destin commun en ce pays et à cette époque. Le garçon fut employé chez un maître plutôt aisé, voisin de son domicile. Rien dans son existence des plus banales ne le prédestinait à devenir l’être étrange qu’il fut dès son adolescence. Chose curieuse toutefois : au milieu d’une population alors largement illettrée, dépourvue d’éducation et de culture, notre jeune homme savait lire… Comment avait-il appris l’alphabet, les règles élémentaires de conjugaison et de grammaire ? Là aussi, plus personne ne peut s’en souvenir. Mieux encore : son nom lui-même est tombé dans l’oubli. En revanche on sait que son prénom était Jaas, un patronyme qui fit longtemps frémir. En raison de sa petite taille, on le surnommait le « Jaasmännchen ».
Comme il était connu à des lieues à la ronde pour savoir lire, de braves paysans de Bockholtz, un autre village au bord de la Sûre sauvage, firent appel à ses services en vue de déchiffrer de vieux documents trouvés, par hasard, dans leur demeure appelée la « Krakelshaus ». D’anciens parchemins avaient en effet été exhumés, recouverts de signes mystérieux, de lettres tracées dans une langue incompréhensible pour le commun des mortels. Notre Jaasmännchen se rendit donc chez ces braves gens afin de déchiffrer les manuscrits anciens. Arrivé à la moitié du texte, il se garda bien de délivrer à nos paysans le sens de l’écrit. En effet, ce dernier indiquait, ni plus, ni moins, l’emplacement d’un fabuleux trésor enfoui dans la proche contrée… Le Jaasmännchen endormit les pauvres gens de banalités, leur livrant un texte faux, ridicule, sans fondement bien réel, dépourvu de toute importance, de manière à conserver pour lui seul le lieu secret d’enfouissement des richesses… Rémunéré par les paysans pour sa lecture, le personnage sans foi ni loi s’empressa dès le lendemain de se rendre à l’endroit de la cachette indiquée pour y exhumer le trésor qu’il garda bien sûr pour lui sans en souffler mot à quiconque.
Devenu riche, il se plut à faire la cour à la fille de son maître. Sa richesse récemment acquise ne lui suffisait pas. Il lui fallait posséder encore et encore… Marié de trois jours à peine, il se relevait nuitamment pour déplacer les bornes des champs afin d’étendre la propriété de son maître dont la fille était l’unique héritière. Le Jaasmännchen avait le vice profondément ancré en lui. Au fil du temps, sa cupidité ne fit que s’accroître. À tel point qu’un jour, rencontrant le diable sur son chemin du côté de Kaundorf, il conclut un pacte avec lui dans l’unique dessein d’augmenter ses richesses. Satan déploya une belle énergie à faire commettre au Jaasmännchen les pires forfaits. Par son intervention, Jaas prenait un malin plaisir à tromper les habitants du coin avec de fausses mesures de grain. Mieux encore : il commença à jouer les alchimistes et à forger de l’or. Il installa son atelier au moulin du Heiderscheidergrund. La vieille bâtisse, érigée vers la fin du XVIe siècle, devenue moulin banal des seigneurs d’Esch au XVIIIe, devint ainsi l’antre maléfique de Jaas. Son atelier était dissimulé à l’arrière de l’édifice. Là, il faisait sécher ses pièces d’or fraîchement fabriquées dans des petites cuves.
Comme tout mortel, la vie un jour le quitta. Mais son pacte avec Lucifer ne fit trouver aucune paix à son âme, si bien que son fantôme revient aussitôt hanter la région. Estimant probablement son existence quotidienne trop calme, le Jaasmännchen, toujours encouragé par le diable, s’adonna alors à divers méfaits à travers toute la région. Il est impossible de reproduire ici l’ensemble de ces mauvaises actions. Retenons toutefois les plus marquantes d’entre-elles. Ainsi, son passe-temps favori consista à se transformer en animal de manière à terroriser les braves gens.
Il commit son premier forfait de ce genre un jour de forte pluie à proximité du village de Nocher. Changé en mouton, il laissa s’approcher de lui un vieux fermier qui le caressa, constatant que sa toison était restée sèche malgré les intempéries. Effrayé, l’homme eut les cheveux qui blanchirent en un clin d’œil. Le lendemain il tomba gravement malade et mourut le soir même. Le surlendemain, à Goesdorf, il dévala un coteau après avoir pris la forme d’un énorme taureau crachant des flammes ! A Tommescht, il se transforma en veau. Dès qu’un passant se promenait sur le chemin il sortait alors furieusement des buissons tout écorché pour l’effrayer.
Mais son loisir favori consistait à organiser des chasses mystérieuses et bruyantes. Le dimanche à l’heure de la messe, avec sa meute, il s’employait à passer à côté des églises en faisant le plus de bruit possible de manière à troubler l’officiant. La nuit, dans toute la vallée, on entendait des sonneries de cors et des aboiements de chiens enragés. Comme pris de folie, des sangliers, des lièvres, des loups, des biches finissaient par échapper aux vrais chasseurs qui tentaient de les abattre.
Quelques mois plus tard, probablement lassé par la répétition de ses incartades, il adopta d’autres tactiques pour terroriser les populations. À Dahl, il se jeta dans le puits d’une maison, attendant d’être appelé en surface par la mise en action d’une pompe. À peine sorti de celle-ci, il brisa la vaisselle du ménage et fit voler les meubles dans les pièces. Plus tard, il parvint à désarçonner un cavalier de Nocher. À terre, l’homme reçut une sérieuse bastonnade, accompagnée d’un ricanement cruel.
Sa réputation devint telle que le moindre problème, la plus petite mésaventure fut imputée à l’individu. Une femme était violée, c’était le Jaasmännchen. Des enfants se perdaient dans les bois, c’était à cause de lui. Les farces jouées par les enfants aux adultes lui étaient imputées aussi. Il était coupable de tout, le bouc-émissaire idéal. Une mauvaise récolte, un orage violent, un enfant malade… c’était l’œuvre du Jaasmännchen !
Son âme damnée revint hanter le moulin du Heiderscheidergrund. Le meunier possédait une barque avec laquelle il empruntait de temps à autre les courants de la Sûre pour taquiner la truite. À plusieurs reprises, en pleine nuit, il entendit diverses voix lui demandant d’emprunter l’esquif pour se rendre sur la berge opposée. Le trajet effectué, une fois sur l’autre rive, le meunier ne voyait âme qui vive, mais il entendait fracas, ricanements et éclats de rire… Une autre nuit, le meunier se fit accompagner d’un ami. Le même appel retentit, la même plaisanterie se répéta. Alors que les deux compères manœuvraient la barque pour retourner au moulin, ils furent assaillis de coups en plein milieu de la rivière. Ils n’eurent que le temps d’apercevoir le Jaasmännchen se faufiler dans les bois et remonter une pente de sapins dévalant vers la Sûre.
Tout ceci aurait pu durer indéfiniment. Le Jaasmännchen aurait pu continuer à terroriser la contrée si, comme dans bien des légendes, le mal qu’il incarnait n’avait eu un jour rendez-vous avec le bien. Non loin du moulin, à deux pas des villages de Buderscheid et Kaundorf, vivait au lieu-dit « Pirmesknapp » un ermite appelé Thinnes. L’ascète avait pour surnom le « Pirmesmännchen ». Son logis consistait en une petite chapelle dans laquelle des nains venaient servir la messe et l’aider dans ses tâches quotidiennes. Le Pirmesmännchen et ses petits aidants participaient aussi à soulager la misère des habitants du coin, ce qui eut le don d’irriter le diable. Satan s’ingénia donc à provoquer une rencontre entre le Pirmesmännchen et le Jaasmännchen…
Chose rarissime, notre brave ermite s’était rendu à la kermesse d’un village proche. Bien mal lui en prit car rapidement le ton monta, l’alcool produisant son effet sur les participants. Une bagarre générale éclata sur la placette de la localité et le Pirmesmännchen se résolut à rentrer à son ermitage. À peine avait-il quitté les lieux qu’il se trouva nez-à-nez avec le Jaasmännchen. Ce dernier, en un clin d’œil enlaça son adversaire et monta avec lui à la verticale vers le ciel, comme mû par une force irrésistible. C’est dans les airs que s’engagea entre eux cette conversation inhabituelle…
« Alors Pirmesmännchen, oserais-tu faire un signe de croix, toi qui es si pieux et qui es transporté dans les airs par les forces du mal ? », demanda le Jaasmännchen. « Je fais régulièrement des signes de croix, je prie quotidiennement et je n’ai pas besoin de recevoir des ordres ou des conseils de piété de ta part », répondit le Pirmesmännchen. « Je vais t’envoyer te fracasser le crâne sur les rochers tout proches », lança le Jaasmännchen, fou de rage. À peine avait-il prononcé ses paroles, que les deux individus enlacés redescendirent sur terre. Le Jasmännchen avait trouvé plus fort que lui et ses sortilèges. Mieux, le Pirmesmännchen réussit à amener son adversaire jusqu’à son asile. Là il commença à le questionner.
« Dis-moi Jaasmännchen, comment se fait-il que tu fasses autant le mal et que tu sortes si souvent de ta tombe ? » « Parce que je ne peux rester sous terre. J’ai des fourmis plein mes jambes, je dois bouger tout le temps. C’est difficile pour moi car je sais que je fais le mal alors que je ne le souhaite pas ». « Que puis-je donc faire pour toi ? », demanda le Pirmesmännchen. « Je t’en prie, donne-moi la paix. Procure-moi un manteau en plomb, un cor de chasse, un chapeau en métal, des bottes très lourdes et enterre-moi afin que je ne ressorte jamais de la terre, je t’en prie ! », répondit le Jaasmännchen.
Le Pirmesmännchen exauça le vœu de son ennemi et l’emmena dans la forêt. Au milieu de celle-ci, encerclé d’aubépines, se trouvait un vaste marais. Arrivé au bord, le Pirmesmännchen y précipita d’un coup sec le Jaasmännchen qui coula à pic dans les eaux boueuses et fétides.
La légende prétend qu’il y restera tant que les aubépines fleuriront. Depuis lors, la région a retrouvé son calme. On entendit juste une fois ou l’autre la meute de sa chasse, puis plus rien. Le moulin du Heiderscheidergrund connut la quiétude lui aussi. Il fut transformé en 1814 et dix ans plus tard, on lui adjoignit une scierie. L’ultime farine y fut produite en 1950… « Lipp, Lapp, lipp, lapp/De Pirmesmännchen leet um weisse Knapp. »