Quelle histoire ? Tout devait disparaitre : on peut lire le titre de l’ouvrage de Jérôme Quiqueret de deux manières différentes. Il peut être compris littéralement, auquel cas il se réfère à la tentative des responsables du « double meurtre commis à Esch-sur-Alzette à la fin de l’été 1910 », dont parle le sous-titre, d’effacer toutes les traces de leur forfait, en particulier en mettant le feu au matelas du lit dans la chambre du crime, dans l’espoir (déçu) que toute la maison s’embrase. Mais il peut aussi se lire de manière métaphorique, comme se référant à la question de la survivance mémorielle, non seulement de ce fait divers, mais du monde dans lequel il survint. Les victimes, leurs meurtriers, toutes les personnes concernées de près ou de loin (famille, voisins, connaissances, suspects, police, appareil judiciaire, notables, responsables politiques locaux et nationaux …), mais aussi tout ce qui s’est fait et dit, les lieux, les circonstances, l’onde de choc des « grands » événements historiques dans ce petit monde d’une petite ville : « tout devait disparaître », au sens où il était conforme à l’ordre des choses que cela était voué à être oublié. Car les seuls individus que l’histoire, du moins dans la version grandiose, retient, ce sont les « grands individus », donc les héros et les monstres. Les femmes et hommes du commun n’y interviennent que comme nombres : nombre de naissances et de décès, nombre de tués à la guerre ou dans une catastrophe naturelle….
Depuis quelques dizaines d’années certains historiens ont commencé à se rebeller contre cette histoire des « grands hommes ». De l’« histoire d’en bas » d’ E.P. Thompson, à l’ « histoire de l’ordinaire » pratiquée par Philippe Artières (qui a écrit la préface du livre) en passant par la microhistoire de Giovanni Levi et Carlo Ginzburg, les historiens ont commencé à se tourner vers la fabrique intime des sociétés, vers les femmes et hommes « sans grade » et les petites communautés locales. Mais l’ouvrage de Quiqueret puise aussi ailleurs. Par son sujet (un crime) et par sa reconstitution minutieuse Tout devait disparaître s’inscrit dans la filière journalistique du genre américain dit du « true crime ». Quant à sa puissance d’immersion, elle fait évidemment penser au genre de la « non-fictional novel » dont le représentant le plus célèbre est In Cold Blood de Truman Capote.
L’histoire au risque de la fiction Le résultat est un ouvrage d’une puissance expressive rare. Dans les presque 500 pages de Tout devait disparaître tout ce monde d’hommes et de femmes du commun, voué à l’oubli, revit, plus présent que jamais. Le lecteur est plongé dans la vie d’Esch-sur-Alzette au début du XXe siècle, au moment où la petite bourgade était en train de se transformer en ville sidérurgique. Il se retrouve « immergé » au milieu de ses habitants, de ses ouvriers, immigrés ou luxembourgeois, de ses employés, commerçants, autorités, notables, etc., il arpente avec eux et elles leur ville, il les côtoie, les frôle presque. Le passé renaît dans sa chair.
Mais faire renaître le passé dans sa chair, n’est-ce pas la mission de l’écrivain de fiction plutôt que de l’historien, du moins si l’on en croit Proust (et à vrai dire de nombreux autres écrivains), pour qui le récit de fiction comme tel est l’unique façon de sauver le passé dans sa dimension de vie vécue ? Or, dans un roman il importe peu que les personnages qui sont mis en scène aient vécu (comme c’est le cas dans un roman historique) ou au contraire n’aient jamais existé (comme c’est le cas dans la plupart des romans). En revanche, dans un récit historique il importe que celles et ceux dont il est question aient vécu réellement et aient agi comme le récit les fait agir. Car le rôle de l’historien n’est-il pas de tenir les comptes du passé ? Et s’il s’approche trop de l’écrivain et de la littérature, ne risque-t-il pas de se brûler les ailes ?
Histoire et littérature narrative En fait, la question ne concerne pas le rapprochement avec l’écrivain et donc avec la littérature. En effet, une partie importante des textes que nous intégrons dans le champ de ce que nous appelons « la littérature » (une notion qui est à géométrie variable selon les contextes historiques, sociaux, voire individuels, ce qui rend irréalisable toute définition stricte quelle qu’elle soit) consiste en des récits factuels : mémoires, biographies, autobiographies, etc. L’histoire est un parmi d’autres de ces genres factuels. La raison en est simple : l’historien est un écrivain. Et il est même la majeure partie du temps un écrivain qui raconte, dans la mesure où même l’histoire la plus anonyme et collective – celle de l’École des Annales – n’a pas réussi à échapper à la « mise en intrigue » (Paul Ricoeur) de son objet de connaissance. Comme écriture, le discours de l’historien relève donc de l’art littéraire et plus précisément d’une poétique de la narration. Une des qualités les plus palpables de Tout devait disparaître, à savoir la maestria avec laquelle l’auteur organise et rythme l’histoire des faits dont il traite, ne risque donc pas de nuire à son projet d’historien. En effet, il n’invente pas le fil de son intrigue, ni son début ni son milieu ni sa fin, ni même ses retournements de situation. Tout cela lui est donné et prescrit par sa documentation ou plus précisément par la chronologie temporelle des événements réels (depuis le meurtre jusqu’à la condamnation du meurtrier et de son complice, dont cette documentation retrace les étapes).
Le travail proprement poïétique de l’historien-narrateur consiste dans le montage des séquences, dans le choix de leurs éléments prégnants, dans l’organisation d’échos entre séquences éloignées l’une de l’autre, dans l’insertion de prolepses (annonce d’événements à venir) et d’analepses (retour à des événements antérieurs), etc. Il est en somme dans la même situation que le monteur d’un film documentaire : la temporalité et la succession des séquences de l’intrigue lui sont prescrites par le réel, mais l’acte narratif lui-même – qui relève de l’énonciation et non pas de ce qui est énoncé (à savoir l’intrigue) – peut réorganiser cette temporalité de l’intrigue selon les besoins spécifiques d’une story narrativement efficace. Ainsi rien n’exige que si a précède b dans l’ordre de l’intrigue, a doive être raconté avant b : dans certains cas, il peut être indispensable de raconter d’abord l’effet avant de raconter la cause. Exploiter de manière créatrice – comme le fait (de façon très subtile) le narrateur-auteur de Tout devait disparaître – ces possibilités d’anisochronies entre intrigue et acte narratif qui sont constitutives du récit comme tel, ne constitue donc pas non plus une mise en danger de l’éthique du discours historique.
L’historien face à la fiction La contrainte du discours historique n’est pas d’ordre narratif, elle est d’ordre épistémique : un récit historique doit être un récit factuel, c’est-à-dire que ce qu’il raconte doit être conforme à ce qui s’est passé. Tel a été l’idéal de la science historique depuis qu’elle existe. Il y a bien eu un léger flottement durant les années 80 du siècle précédent où quelques historiens férus d’épistémologie ont essayé de soutenir le caractère fictionnel du discours historique en arguant du fait qu’elle était narrative. L’idée sous-jacente était que le récit était une construction humaine et non pas une propriété inhérente au réel décrit, et donc était dans tous les cas une fiction. Mais si tout récit est une fiction et si donc l’histoire relève de la fiction, toutes les assertions avancées à propos d’un événement historique se valent. Par exemple, il est impossible de combattre les négationnismes car des assertions historiques opposées ne peuvent plus être départagées au nom de la vérité et de la fausseté, toutes étant également fictives, donc ni vraies ni fausses.
En effet, ce qui définit une fiction ce n’est pas qu’elle soit fausse, mais qu’elle délégitime la question même de la vérité ou de la fausseté. Une fiction nous invite à mettre entre parenthèses la prétention référentielle des propositions descriptives ou des représentations visuelles et à nous immerger pleinement dans ce que ces propositions représentent sans nous poser la question quant à la véridicité de ce qu’elles nous rapportent ou nous montrent. Elle est donc bien incompatible avec le récit historique, non pas parce qu’elle serait un récit faux, mais parce qu’elle est par définition indifférente aux questions de vérité et de fausseté (elle fonctionne selon l’adage italien : « se non è vero, è ben trovato »).
Un récit qui se laisse guider par le réel De l’historien, le lecteur est en droit d’attendre que toutes ses assertions factuelles soient des faits avérés et qu’il ait pris le soin de vérifier que c’était bien le cas. Dans Tout devait disparaître il n’y a certes pas de notes de page (qui auraient rendu difficile une lecture fluide, indispensable pour obtenir un effet immersif), mais les citations dans le texte sont toujours référées à leur source d’émission. Par ailleurs en annexe l’auteur indique toutes les sources dans lesquelles il a puisé: les archives judiciaires de l’assassinat du couple Kayser-Paulus couvrant toute l’enquête entre l’assassinat en 1910 et le jugement de 1918, les archives concernant d’autres assassinats et d’autres affaires avant 1910 et pendant les années de l’enquête, d’autres sources judiciaires susceptibles d’éclairer tel ou tel aspect de l’environnement social de son affaire (surveillance du mouvement ouvrier, immigrés, prostitution, etc.), les comptes-rendus des débats à la Chambre des Députés, les archives communales d’Esch-sur-Alzette et de Fischbach, la presse luxembourgeoise et transfrontalière, les iconothèques, les ouvrages luxembourgeois publiés avant et pendant l’affaire, et d’autres. Il s’agit d’une masse de documents énorme et on imagine facilement l’étendue du travail de recoupement que l’auteur a dû opérer pour les intégrer dans une chronologie unique, sans parler de la nécessité d’en extraire tous les renvois croisés, etc.
Mais ce qui frappe surtout c’est l’acribie avec laquelle le récit colle au réel, par exemple aux accélérations et décélérations de l’enquête elle-même, comment aussi la focale tantôt se resserre sur un personnage, sur une maison, sur une rue, tantôt s’élargit sur des groupes, la ville entière, le pays, voire les régions transfrontalières, toujours en mettant ses pas dans ceux d’une réalité qui ne cesse de se métamorphoser. Cela témoigne du double souci de recréer le passé dans toute sa densité et concrétude, sans pour autant y introduire le moindre élément qui ne serait que plausible, sans être non avéré par une source.
Une éthique d’historien Une comparaison de Tout devait disparaître avec In Cold Blood de Truman Capote est révélatrice de l’éthique proprement historienne qui guide la démarche de Quiqueret. Son ouvrage n’a pratiquement jamais recours au dialogue direct, sauf s’il est public et donc peut être attesté par une source (par exemple une discussion à la chambre des députés, un dialogue rapporté dans un rapport de police ou dans un article de journal, un échange de lettres officielles, etc.). Capote en revanche n’hésite pas à « rapporter » des échanges oraux entre certains protagonistes en l’absence de tout témoin qui aurait pu les noter et sans que l’auteur aurait pu les avoir appris par les personnes concernées elles-mêmes, tant il s’agit d’échanges banaux, donc non mémorables. Si Truman Capote y a malgré tout recours, c’est manifestement pour produire un « effet de vraisemblable », ce qui est un souci typique des récits de fiction et non pas des récits factuels. Plus généralement, malgré les assurances qu’il a données quant au caractère factuellement attesté de tout ce qui est rapporté dans son ouvrage, il suffit de lire son texte de manière scrupuleuse pour se rendre compte que Capote abandonne de manière répétée le terrain de la vérité attestée du document narratif pour celui du vraisemblable de la fiction.
Le fait que Quiqueret ne se laisse jamais entraîner dans cette direction, alors que son récit est tout aussi « prenant » que celui de Capote, constitue à mon avis la réussite la plus grande de cet ouvrage extraordinaire qu’est Tout devait disparaître : faire revivre le passé sans céder aux charmes de la fiction, tout en utilisant les ressources narratives de celle-ci sauf celles qui auraient risqué de se révéler incompatibles avec le souci éthique et épistémique de l’historien.