Cela s’est passé au printemps 1983, son premier manuscrit sous le bras, Jean Portante entre rue de l’Arbalète, à Paris, pour le remettre à Bruno Durocher, éditeur. Et quelques semaines plus tard, Feu et boue, c’est le titre du recueil, est accepté, paraît alors au bout d’une souscription. Quarante années sont passées, Jean Portante se souvient, et donne une preuve prenante de sa fidélité, avec Le pain n’est pas encore pétri, recueil qui vient de paraître (chez Caractères) et où le poète revient sur cinq éditions qui ne sont pas parues en leur temps en France, une sorte d’anthologie toute personnelle, là, sur une dizaine d’années seulement, s’échelonnant de 1999 à 2010.
Lui-même, dans le titre a choisi l’image du pain, avec cette constatation qui ouvre quand même sur l’avenir. Et en précisant qu’il s’agit autant de la langue, des mots, à remuer, à presser, à la façon dont on le fait avec le pétrin avant d’enfourner. Et que les fournées se suivent, au fils des jours, des mois, des années, chez notre boulanger favori, toujours recommencées, reprises, toujours nouvelles. Il en va de même avec le poète, la voix reste là, présente, familière, mais elle nous parle autrement, trouve toujours de quoi nous surprendre.
La langue, pour qu’elle se laisse malaxer, présuppose une très forte attention, bien plus, une adhésion, et c’est ce qui ressort d’un bout à l’autre du recueil, quels que soient les moments. En ouverture, et c’est signifiant, des textes de 2010, extraits de Je veux dire, et cette reprise, pour aller plus loin, plus profond, revient au moins une fois, voire deux dans tous les poèmes. Une façon de s’adresser à un interlocuteur, le lecteur ou autre, plus proche, c’est que « tout est vrai et tout est faux sur ces cordées qui/ mènent aux mots intimes. » Aux mots justes, et cette obsession du mot juste est le propre de Jean Portante.
Avec cette part d’expérimentation, d’exercice ludique incluant encore le vis-à-vis, qui parcourt comme un fil rouge les textes du recueil, tantôt plus discret, plus direct, tantôt s’élargissant pour donner aux poèmes leur forme. Est-ce…, s’interrogent dès l’entrée tous les poèmes de Point d’appui, de 1999, « est-ce ici que se garde comme ciel/ et deuil la neige cicatrisée de l’enfance », avec une image de fort impact de regret, voire de désespoir). Et si tels textes fonctionnent comme des voyages, qui emmènent, emportent, il y a peut-être là trace de migration, plus sûrement, plus radicalement d’existence, « l’animal s’en allait et toi une valise à la main ».
Du côté d’une mise à l’épreuve de la forme, de l’exercice même de la création, à rebours, cela nous fait aboutir, avec tant d’allusions à l’épuisement ou à l’abandon, à ce constat : « nous sommes vaincus/ d’avance. il ne reste plus qu’à dire/ le dernier mot… » Les mots se font alors plus rares, les vers de même, le sonnet disparaissant, perdant à chaque page une ligne, pour arriver à la page blanche (« moins tout »), précédée de cette rare aubaine que peut nous valoir la poésie : « parfois derrière la porte un silence se déshabille. »
On aura noté en passant tant de thèmes liés qui se manifestent dans ces textes, allant jusqu’à se réunir en tresse pour revenir à l’image du pain, à moins qu’on ne préfère celle de la chevelure. Et tels les enfants du conte des Grimm, nous pourrions nous appliquer par exemple à détecter et ramasser les pierres semées au long des pages, ces petits cailloux d’ailleurs associés à des bouts de pain. Ou plus largement, nous nous ingénierons à reconnaître dans les cinq recueils retenus les parties, identifiant l’une à un nocturne, une autre encore à un scherzo, tels les mouvements d’une large œuvre musicale. Et pour conclure, et passant d’un art à un autre, parties introduites, enrichies chacune par les vigoureuses peintures de Robert Brandy, avec leurs larges traits noirs au premier plan, alors qu’en-dessous, ou plus lointaines, se distribuent des plages coloriées, ravissent telles fulgurances.