Jusqu’à présent, la firme Uber, qui propose une alternative au taxi traditionnel en mettant en contact passagers et chauffeurs à l’aide d’une application mobile, jouissait d’une assez bonne réputation : elle parvenait à s’attirer la sympathie des consommateurs grâce à des prix inférieurs à ceux des taxis conventionnels tout en se présentant comme un champion de la « disruption innovante » induite par les applications nomades. Forte de cette aura, la société née à San Francisco avance ses pions dans un nombre croissant de grandes villes à travers le monde, sans hésister à défier devant les tribunaux ceux qui tentent de s’opposer à elle. Ces derniers temps, quelques incidents et révélations ont cependant commencé à égratigner son image de pourfendeur du statu quo sans peur et sans reproche.
Cela a commencé la semaine dernière par la suggestion d’un dirigeant de la société, Emil Michael, qu’elle pourrait mettre un million de dollars sur la table pour recruter des enquêteurs privés et des rédacteurs chargés de mettre à jour et de diffuser des détails déplaisants concernant la vie privée de certains journalistes critiques à l’égard d’Uber. Michael visait en particulier la journaliste Sarah Lacy, éditrice du site PandoDaily, qui a ces derniers temps accusé Uber d’être sexiste et mysogyne, s’attirant les foudres de l’état-major de la start-up.
Devant le tollé qu’ont provoqué ces propos, Emil Michael s’est rétracté, expliquant notamment qu’il pensait s’exprimer en off. Mais le mal était fait. Effrayée mais prête à en découdre, Sarah Lacy a clamé haut et fort qu’elle ne renoncerait pas à critiquer Uber. Son entourage lui a fourni un garde du corps. Depuis, les critiques à l’égard d’Uber se sont amplifiées, jetant une lumière parfois crue sur son modèle d’affaires. Dans un éditorial intitulé « Uber’s rough ride » publié par le New York Times, Joe Nocera a estimé que la firme créée il y a cinq ans et valorisée aujourd’hui à 17 milliards de dollars est en général bien gérée, mais a épinglé certains dérapages qui ont marqué son parcours. Il a notamment rappelé la campagne de coups bas qu’Uber a lancée à l’encontre de son concurrent Lyft. Estimant qu’il n’y a « personne dans la Silicon Valley qui soit prêt à dire aux dirigeants d’Uber qu’ils doivent devenir adultes », il a appelé en termes très durs à un changement de leadership au sein de la firme : « Chez Uber, ce sont les internés qui dirigent l’asile. Cela doit changer tant qu’il est encore temps ».
Dans l’Observer, John Naughton a révélé la tentation peu ragoûtante d’un dirigeant d’Uber d’exploiter les données recueillies par la firme pour identifier les « Rides of Glory », nom donné aux courses enregistrées au cours des nuits de samedi à dimanche qui révèlent par l’heure à laquelle elles ont eu lieu et les distances parcourues qu’elles sont très probablement liées à une rencontre sexuelle à la suite d’une fête. De là à identifier des motifs comportementaux et à générer des profils incluant des détails sur la vie sexuelle des utilisateurs du service, il n’y a qu’un pas. Ces réflexions figuraient dans un post de blog que la firme Uber a depuis supprimé, sans doute après s’être rendue compte qu’elles ont de quoi dissuader même ses clients les plus insouciants de continuer de lui confier des données personnelles aussi sensibles.
Sous prétexte de garantir que leurs chauffeurs sont fiables et leurs véhicules sûrs, les entreprises de taxis traditionnelles sont presque partout dans le monde engluées dans des arrangements opaques qui servent en pratique à leur garantir des rentes de situation. Uber a donc beau jeu de surfer sur la rancœur de leurs clients pour promouvoir son modèle qui réduit leurs frais de déplacement tout en bénéficiant d’une aura « cool ». Mais si l’entreprise abuse des données qui lui sont confiées et s’en prend aux journalistes critiques, elle risque de voir son capital de sympathie fondre comme neige au soleil et de laisser des concurrents plus respectueux de la liberté de la presse et des données personnelles prendre sa place.