Une phalange qui entend se faire une place au soleil discographique a le choix entre deux types d’audace : tenter de s’imposer dans un répertoire négligé par le disque ou graver au contraire un « tube », quitte à devoir se mesurer inévitablement avec une redoutable concurrence. Dans sa nouvelle gravure live, Christoph König, à la tête des Solistes européens Luxembourg (SEL), administre avec brio la preuve que l’un n’empêche pas l’autre.
À cela s’ajoute une autre particularité de ce CD. On fait régulièrement grand cas de l’influence que les grands compositeurs ont exercée sur les « petits maîtres ». Mais la réciproque est rare. Or – et c’est là l’autre mérite de König –, en mettant face à face Étienne-Nicolas Méhul et Ludwig van Beethoven, il entend montrer à quel point le compositeur de la Révolution française jeté dans le puits de l’oubli a eu une influence déterminante sur le « Grand Moghul ».
Méhul – c’est le moins qu’on puisse dire – n’encombre guère nos salles de concert, et encore moins les bacs des disquaires. Et pourtant, l’Ardennais natif de Givet fut un vrai symphoniste, faisant montre, dans ce domaine, d’une étonnante maîtrise compositionnelle. Ce talent éclate déjà dans sa Première symphonie (1808), qui frappe non seulement par la science de l’instrumentation et l’invention mélodique, mais encore par la mâle énergie qui la traverse de part en part – énergie qui n’est pas sans rappeler justement un certain Beethoven. Les Selistes drivés par König (dont on a déjà pu apprécier à maintes reprises par le passé les dons de thaumaturge capable de ressusciter des morts !) donnent à cette page largement méconnue et sous-estimée souffle épique, intensité dramatique et flamboiement lyrique (Andante). Voilà une épatante découverte symphonique de plus à mettre à l’actif du fringant directeur musical des SEL ! Si l’importance de Méhul demeure pour vous sujet à caution, gageons que ce disque vous en guérira en 24 trop brèves minutes.
L’Eroica (1803), incontestablement la pièce maîtresse de l’album, constitue l’autre membre du binôme symphonique d’allure révolutionnaire concocté par le maestro allemand. Pourquoi symphonie « héroïque » ? Parce qu’ébauchée à une époque où, prenant conscience de sa surdité grandissante, Beethoven surmonte la tentation du suicide. En comparant le présent enregistrement de cette symphonie avec celui de la même symphonie que le même ensemble signa dans la salle de concert de la Philharmonie de Bratislava sous la houlette de son fondateur, le Slovaque Jack Martin Händler, le 20 août 1999 (enregistrement dont nous nous étions, du reste, fait l’écho dans ces colonnes), on mesure – quand bien même « comparaison n’est pas raison » -– tout le chemin parcouru et tous les progrès réalisés depuis lors par cette phalange viscéralement européenne, multiculturelle, réunissant dans un esprit humaniste des musiciens de haut niveau issus des rangs des meilleurs orchestres du Vieux Continent.
La présente interprétation émerveille, d’abord, par son concept sonore parfaitement cohérent, une homogénéité qui lui permet de rivaliser avec de prestigieuses formations. Autres motifs d’enthousiasme : une vélocité conquérante, des phrasés incisifs, un style pugnace, une cinglante effervescence à coup de rebonds rythmiques, un ton péremptoire, une énergie combative, un sens du tragique (une vraie Marche funèbre, oppressante, implacable, étreignante à souhait). Certaines sonorités sont âpres voire acidulées ? Et alors ? En secouant les habitudes, en rendant à ce chef-d’œuvre sa juvénile vigueur d’origine, König ne s’interdit pas même l’urgence conflictuelle.
Cette Eroica est-elle classique ou romantique ? Narrative ou figurative ? Harmonique ou mélodique ? Finalement, n’y a-t-il pas autant de façons d’aborder cette version sonore du mythe de Prométhée qu’il y a d’interprètes ? Et puis, après tout, qu’importe l’étiquette du flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !