Tous les talents précoces ne finissent pas dans l’anonymat. Exemple : Jean Muller. Le pianiste bien de chez nous fait, en effet, mieux que tenir les promesses de la jeune pousse surdouée. C’est aujourd’hui un interprète hors du commun dont le piano est d’autant plus beau qu’il ne cherche jamais à en faire autre chose qu’un superbe moyen d’expression. Voilà, en tout cas, le sentiment qui s’impose à nous dès la première écoute de son nouvel album Reflets et symétries, qui oscille entre « romantisme et modernité » (Jean Muller), avec des œuvres de Brahms et Prokofiev, d’une part, et Ligeti et Ivan Boumans, un jeune compositeur luxembourgeois, d’autre part.
Une première preuve confirmant cette évolution, le musicien autochtone nous l’administra avec un tour de force pianistique peu banal, quand, à la faveur d’une série de huit récitals à cheval sur deux saisons (2007-2009), il joua au Cape d’Ettelbruck le corpus intégral des 32 Sonates de Beethoven. Un défi herculéen, un exploit prométhéen, un marathon, une expérience humaine et musicale hallucinante. Beethovénien au sens complet du terme, Muller l’est sans nul doute, mais on aurait tort de le cantonner au seul Titan de Bonn. Depuis cette intégrale, d’autres compositeurs, dont un remarquable Chopin et un fulgurant Liszt, témoins d’une exceptionnelle compréhension du maître luxembourgeois, ont en effet déjà souligné la diversité de son art. Or, avec ce dernier florilège aux fragrances variées, nous voilà une fois de plus comblés !
La gravure démarre sur les chapeaux de roues avec la Première sonate d’un Brahms qui en veut et qui en a, insolent de jeunesse, fort d’une mâle tension, d’une acuité qui en impose. Jeu précis, aussi expressif dans l’exubérance primesautière des mouvements rapides que dans l’errance méditative du mouvement lent. Ombre et lumière, sourires et pleurs : toute la fascinante ambiguïté du message brahmsien dans une apollinienne perfection. Aucune volonté démonstrative, mais un ton péremptoire porté par une sorte d’urgence irrépressible. Pas une note qui ne pèse de son poids idoine et qui ne chante du plus profond de son âme.
Et l’on franchit encore une étape vers l’accord avec une exigence intérieure avec la seconde « pierre angulaire » de ce programme que constitue la Sixième sonate de Prokofiev, la première des trois dites « de guerre ». Soulignant la percussivité barbare d’une musique rageuse jusqu’à l’ivresse, certains virtuoses, surtout russes, en ont fait une démonstration d’estrade où c’est à qui tapera le plus fort et le plus vite. C’est tout le contraire du choix de Jean Muller, qui n’a certes rien à envier à ses homologues russes en matière de technique et de force physique, mais dont l’interprétation est exemplaire de sens d’architecture et de phrasé. Car si le piano est aussi, notamment chez Prokofiev, un instrument à percussion, il n’est pas que cela. Tout en mettant à profit les exigences dramatiques du texte, il ne cède jamais aux sollicitations parfois trop démonstratives de cette musique aux pulsations dévastatrices, grâce à la justesse naturelle des accents, à une respiration allante, à une claire mise en évidence de la totalité des voix sans aucun pittoresque superfétatoire, à une sonorité brillante, mais jamais, au grand jamais, cherchée voire exhibitionniste.
Dans les Études n° 5 « Arc-en-ciel » et n° 13 « L’Escalier du diable » (« d’une difficulté rédhibitoire », précise notre pianiste) de Ligeti ainsi que dans la Barcarolle n°3 de son compatriote Boumans (dont la partition comporte, en exergue, une citation de Platon : « Thinking : the talking of the soul with itself ») qui complètent ce programme, on s’aperçoit, là encore, que le pianisme mullerien est fait de couleurs tranchées, franches, pleines, d’une dynamique aux contrastes acérés, d’une volubilité toujours prête à emporter le propos avec fougue. Possédant à un degré éminent le sens de la narration et de la gradation, ne concédant rien au flou et à l’effet, mêlant – osons le mot – avec génie une musicalité généreuse avec une présence poétique bien réelle, Muller parvient – et c’est en cela qu’il est prodigieux – à mettre une maîtrise confondante au service d’une admirable nécessité intérieure.
Difficile, à moins de faire le pisse-vinaigre, de trouver à redire à ce piano à la fois viril et subtil, carré et coloré, ému et tendu, raffiné et musclé. Ce qui, l’un dans l’autre, nous vaut un album de grande qualité, reflet d’un artiste attachant, qui méritent, l’un et l’autre, d’être découverts toutes affaires cessantes. Cet album est une fête, à ne manquer sous aucun prétexte.