Un disque entièrement consacré à Girolamo Frescobaldi est toujours une gageure, dans la mesure où ses œuvres sont d’une écriture à la fois très dense et foisonnante, et que toute la difficulté consiste à animer sans faillir des pages inspirées mais de conception souvent très proche. Un défi, donc, que vient de relever avec brio cantoLX, l’équipe de chanteurs réunis par leur chef et claveciniste Frank Agsteribbe, en enregistrant le second livre des Arie Musicali, gravure qui fait suite à celle du premier (Songs of Irrelevance and Passion, KTC 1448).
Ce second recueil d’airs qui porte la signature de l’un des grands maîtres du premier âge baroque, celui qui, un siècle avant Bach, joua un rôle capital dans l’histoire de la musique en forgeant un style connu pour son originalité d’écriture, sa vitalité rythmique, son expressivité émotionnelle, sa virtuosité technique, son inventivité mélodique, son imagination dramatique, a vu le jour en 1630 à Florence. Faisant appel à six voix, traités en solo ou par deux ou trois, les vingt chants ont comme unique source thématique le vague à l’âme que suscite l’amour perdu (on n’est pas loin du mythe d’Orphée qui désespère de ne plus jamais revoir son Eurydice). Quant au continuo qui scande les prestations des solistes vocaux, il est réduit aux deux instruments originellement prescrits par le compositeur : un somptueux clavecin tenu par le maître d’œuvre himself et un superbe théorbe servi par Karl Nyhlin.
Tout au long du recueil, Frescobaldi invite ses interprètes à « jouir pleinement de leur estre » comme dirait Montaigne, tant l’ensemble fourmille de petits chefs-d’œuvre d’une beauté à couper le souffle : solos, duos, trios d’une incroyable diversité et d’une opulente créativité, harmonies raffinées, ondoyantes, insaisissables, brèves arias de type madrigalesque, sonnets à la souplesse dansante, complaintes de style recitativo, arie strophiques aux subtiles courbes mélodiques, canzone déclamatoires, billets d’amour dépité, richesse des affetti, lamenti d’une déréliction pathétique. Autant de perspectives sonores dispensées par une musique quelquefois visionnaire, mais toujours sensuelle et profonde nonobstant le format restreint de ces miniatures.
Vocalité câlinante, liberté du rubato, adéquation à la narration italienne, tout, ici, concourt à une heure et quart de bonheur rare, celui de savourer le travail introspectif du contre-ténor Jonathan De Ceuster, la pureté de timbre et d’émission de la soprano Marivi Blasco, les accents vifs du désarroi amoureux que chantent les deux ténors Peter de Laurentiis et Raffaele Giordani (en dépit d’une diction qui reste toutefois quelque peu en retrait), une mention spéciale revenant aux deux voix de chez nous : à la basse chatoyante de Jean-Paul Majerus et – last but not least – au soprano de lumière de Véronique Nosbaum, laquelle ornemente avec infiniment de goût et avec une tendre suavité une musique italianissime (que son auteur a cependant veillé à ne pas surcharger d’agréments), en même temps qu’elle enchaîne d’une voix angélique trilles, staccatos et mélismes éthérés.
Seule question : que viennent faire dans ce recueil d’airs les improvisations de Maurice Clément à l’orgue de l’église Saint-Gilles de Bruges, cinq interludes qui, à notre humble avis, non seulement n’apportent rien mais dérangent, en ce que l’actualité de leur langage jure affreusement avec l’esthétique musicale de l’époque baroque ? Pourquoi, diantre, avoir ainsi affublé de pièces intruses un monument de mélancolie et de nostalgie, porteur d’une vraie poésie lyrique ?
Mais qu’à cela ne tienne et nonobstant ce bémol, voici bel et bien vingt merveilleux joyaux aux multiples et séduisantes facettes, offrant mille surprises et garantissant 73 minutes d’un ravissement perpétuel. Une réussite rare dans ce type de répertoire. Un enregistrement indispensable à toute discothèque baroque digne de ce nom. Jetez-vous sur ce disque qui émeut le cœur et l’âme tant qu’il est encore disponible.