Passage obligé, aujourd’hui, de tout chef voulant documenter son intérêt pour la musique de son temps, l’œuvre symphonique chostakovienne est en passe d’être aussi à la mode que l’était la mahlérienne il y a une quarantaine d’années.
Nikolaï Malko, qui dirigea la création de la Première Symphonie de celui que l’on surnommera le « Beethoven du XXe siècle », déclara qu’il avait conscience de « tourner une nouvelle page de l’histoire de la musique ». Étonnante réussite de la part d’un compositeur âgé d’à peine 19 ans, l’opus 10 est, en effet, une œuvre hautement originale, quand bien même on y perçoit des réminiscences, d’ailleurs pas toujours bien assimilées, de Prokofiev, de Hindemith, du Stravinski de Petrouchka, ainsi que de lointains échos de Tchaïkovski, Mahler et Scriabine. Si cet opus juvénile se présente donc quelque part comme un patchwork d’influences et de styles, il n’en demeure pas moins, parce qu’il est écrit avec l’enthousiasme de la jeunesse par un compositeur dont la valeur n’a décidément pas attendu le nombre des années, qu’il s’agit là d’un coup de maître, dans la mesure où, pour le dire avec les mots d’André Lischke dans la notice, « prime jeunesse » y rime avec « parfaite maîtrise ». Un opus aussi, où, derrière la fièvre de la jeunesse, transparaît déjà une ferveur inquiète qui est plutôt l’apanage du sujet mature. Œuvre complexe, par ailleurs, avec ses rappels thématiques entre les différents mouvements, introduits avec un sens aigu de la synthèse – ce qui, dès sa création, a valu à cette première symphonie de Chostakovitch un accueil enthousiaste de la part d’interprètes aussi illustres que Walter, Toscanini et Stokowski.
Avec sa texture erratique, faite de miel et de vinaigre, son alternance singulière de violence, d’ironie, d’humour, de grotesque et de lyrisme déchirant, cette symphonie a tout d’un défi que Gimeno, à la tête de l’OPL, relève, grâce à une battue tour à tour incisive et méditative qui lui permet d’en révéler toute la complexité, et ce, avec un aplomb qui en impose. Dès le mouvement initial, les contrastes sont creusés, les timbres bien ciselés, les bois fruités, les solos instrumentaux (à l’instar du violoncelle dans le troisième mouvement) de fort belle facture. L’Allegro qui suit est un Scherzo. Pris sur un tempo vif, il met en lumière le savoir-faire de l’orchestre. C’est ludique et très élégamment exécuté. La richesse de la veine mélodique du Lento est restituée avec un lyrisme d’autant plus convaincant qu’il refuse un pathos empesé. Quant au vaste Finale, il est habité, comme il se doit, d’une fraîcheur juvénile, même si la percussion (Gimeno fut, dans une autre vie, percussionniste au Concertgebouw Orchestra) nous y semble un peu trop présente. En tout cas, les furieux coups de boutoir qui le ponctuent ne manquent pas de cinglant. Aussi ceux qui craignaient que Gimeno et ses troupes nous donnent un Chosta trop policé, trop civilisé, en quelque sorte « pasteurisé », vont-ils vite se raviser, tant le maestro veille à mettre bien en relief la vigueur des rythmes, tout en préservant une certaine légèreté à l’orchestration à la fois savante et transparente.
Cerises sur le gâteau symphonique : les huit pièces orchestrales qui complètent l’enregistrement de la pièce maîtresse. Le Scherzo op. 1 est l’œuvre d’un pré-adolescent à peine sorti de l’enfance, qui, à treize ans, nonobstant des références patentes – et épatantes – au Tchaïkovski du féerique Casse-Noisette, y fait preuve d’une surprenante maîtrise compositionnelle, tout comme le Scherzo op. 7, écrit quatre ans plus tard, plus compact, plus abrupt. D’une autre envergure, le Thème et Variations op. 3 est un « excellent exercice de style pour ‘se faire la main’ » (André Lischke), où le jeune symphoniste fait montre d’une créativité et d’un sens des couleurs peu communs. Enfin, les très brefs Cinq fragments pour orchestre op. 42 de 1935, d’une durée totale d’à peine huit minutes, sont autant d’instantanés fugaces ou haïkaï musicaux qui rivalisent d’inventivité instrumentale et d’audace harmoniques.
Grâce soit rendue à Gustavo Gimeno et à l’OPL qui investissent l’univers du jeune Chostakovitch avec une gourmandise qui saute aux oreilles et une maîtrise qui convainc. Un album superbe. À découvrir et à déguster sans tarder.