Faisant pendant féminin à Jean Muller, avec lequel elle partage la même flatteuse réputation internationale, notre Cathy Krier n’est pas, tout comme du reste son homologue masculin, du genre à se reposer sur les lauriers glanés au fil des ans au gré d’une carrière exemplaire. À preuve, le haut fait discographique que l’artiste passionnée, active sur tous les fronts de la littérature pianistique, vient de signer en gravant deux opus majeurs de deux grands compositeurs, écrits à seulement dix ans d’intervalle et relevant d’une seule et même esthétique impressionniste. Deux pages chef-d’œuvrales dans lesquelles – disons le tout de go – la jeune femme native de Schuttrange s’investit corps et âme.
Cette nouvelle gravure, qui fait suite à un bel album consacré au piano de Leos Janacek en 2013, ainsi qu’à un surprenant et superbe disque Rameau-Ligeti en 2014 mariant baroque et avant-garde des années 1950, tous deux unanimement encensés par la critique internationale, confirme le goût prononcé de la pianiste (élue « Rising Star » de l’European Concert Hall Organisation pour la saison 2015/2016 et qui se produit actuellement dans les plus prestigieuses salles d’Europe et d’ailleurs) pour des rapprochements originaux – goût pour le « grand écart » auquel ne dérogent pas non plus les CD qu’elle consacra à Scarlatti, Haydn, Chopin, Dutilleux et Müllenbach en 2008 et à Berg, Schönberg, Zimmermann et Liszt en 2015.
Dans la carrière d’un(e) pianiste, l’œuvre de Debussy est un parcours obligé. À la faveur des deux Livres d’images, c’est avec une lucide volupté qu’en véritable chimiste de l’harmonie Cathy Krier explore les voies inédites frayées par l’écriture debussyste : des Reflets dans l’eau frémissants de sensualité, aux frétillants et étincelants Poissons d’or, en passant par les automnales Cloches à travers les feuilles et les dissolutions harmoniques dans Et la lune descend sur le temple qui fut, ces tableaux constituent, sous les doigts impérieux de notre fée du clavier qui en distille les fragrances capiteuses en en faisant ressortir le caractère étrange et intrigant, autant de petites merveilles de poésie onirique qui vous décolle du sol. Une lecture qui s’avère travaillée et musicale, intense et sciemment dosée, « très pensée » (trop peut-être ?), mais exempte des péchés de jeunesse (précipitation ou, à rebours, insistance excessive sur des détails) qui obéraient telles interprétations de la Krier du temps où elle n’était encore qu’un talent en herbe.
L’on saura gré à l’éminente musicienne de chez nous d’avoir ensuite jeté son dévolu sur Masques, l’une des partitions pour piano les plus développées de Debussy et qui compte au nombre de ses chefs-d’œuvre pourtant les plus mal connus. Pièce d’une beauté âpre, convulsive, toute en clair-obscur inquiétant, tantôt sinistre, tantôt amère, marquée de stries de révolte, « expression tragique de l’existence » pour le dire avec les mots de son auteur. De cette fantasmagorie cauchemardesque, Krier donne une version de haute tenue, même séduisante, mais où un rien de raideur révèle une approche un brin didactique.
Des Masques du père français de l’impressionnisme on passe, sans coup férir, à ceux de l’« impressionniste polonais », comme on a souvent surnommé Karol Szymanowski, célébré aujourd’hui comme le plus grand compositeur de son pays après Chopin. Là encore, là aussi, on ne saurait assez se féliciter qu’une musicienne de la jeune génération apporte sa pierre à la diffusion d’un créateur certes génial, mais dont le nom continue de susciter la méfiance de tant de mélomanes …huit décennies après sa mort ! Aussi seule une avocate enthousiaste et convaincue comme Cathy Krier peut-elle permettre à Szymanowski de trouver toute la place qui lui revient. Forte d’un toucher subtil et d’une intelligence aiguë du style szymanowskien, c’est avec un bel aplomb et en nous gratifiant d’instants de pure magie sonore qu’elle exalte toute la modernité de ce fascinant triptyque de poèmes pour piano mélangeant extase et sensualité, douceur et violence, passion et colère, tendresse et désespoir, et dont la difficulté extrême, au niveau tant du déchiffrage que de l’exécution, exige une technique transcendante. Remarquable.