L’actualité discographique montre, une fois de plus, que notre pays peut se targuer d’une authentique culture musicale, qu’il est une véritable pépinière de musiciens de haute valeur. En effet, c’est à quelques jours d’intervalle seulement que viennent de sortir – pur hasard ou coïncidence heureuse ? – deux gravures des Variations Goldberg, une version originale signée Jean Muller, captée en studio, et une autre, dans l’arrangement « postromantique » pour deux pianos de Rheinberger/Reger, réalisée en concert il y a 23 ans, miraculeusement sauvée de l’oubli, et qui est l’œuvre du duo Iglika Marinova/Marco Kraus. C’est sur ce second enregistrement que nous aimerions ici braquer le projecteur.
Écrites il y a 275 ans pour meubler les nuits sans sommeil du comte von Kayserling, les Goldberg constituent un monument fondateur, un chef-d’œuvre inoxydable, une partition mythique, une « somme » insurpassable qui n’a pas pâti des rides du temps, « le summum pour un pianiste » (Iglika Marinova), bref, un sommet que se doit de gravir tout pianiste qui se respecte. Une version pour deux pianos ? Voilà qui devrait froncer plus d’un sourcil de plus d’un puriste ne jurant que par un Bach historiquement pur ! Si Marco Kraus, auteur de la notice (le pianiste s’est également fait un nom comme musicologue et compositeur) prend les devants des critiques en exposant, dans l’interview qu’il a accordée au Quotidien le 11 octobre dernier, les inattaquables arguments de Bach transcripteur de sa propre musique ou de Ravel orchestrant Moussorgski, certains ne manqueront certainement pas de crier au sacrilège ! Et pourtant, l’adaptation de Rheinberger/Reger ne dénature nullement l’œuvre. Au contraire. Elle gagne en expression, mettant en relief des éléments mélodiques, harmoniques, contrapuntiques que l’on ne soupçonne pas toujours dans la version originale. Et quid de la transcription pour piano d’une œuvre initialement destinée au clavecin ? Kraus cite, à ce propos, cette remarque d’Albert Schweitzer, grand et fin connaisseur de Bach : « Parmi toutes les œuvres du maître, aucune ne se rapproche comme celle-ci du style pianistique moderne ».
Qui plus est, il se trouve que cette œuvre énigmatique, dont l’abstraction mathématique paradoxalement favorise l’émotion la plus profonde au lieu de la brider et dont les savantes variations autorisent justement toutes les exubérances, fut expressément écrite pour les deux claviers d’un clavecin, si bien que leur exécution sur le seul clavier d’un seul clavecin (ou piano dans le cas d’une transcription) pose incontestablement d’épineux problèmes. Ce qui explique sans doute que l’idée ait pu germer dans l’esprit de notre couple grand-ducal d’offrir au public la version pour deux claviers, d’autant plus que celle-ci est l’occasion pour les deux protagonistes de faire valoir toutes sortes de combinaisons de timbres qui apportent un indiscutable plus en termes de sonorité et de variété.
L’Aria initiale, dans son extrême et superbe dépouillement, est exposée à la faveur d’une agogique quasi religieuse. Mais quel contraste immédiat, lorsqu’éclate la première variation ! La lecture se mue aussitôt en véhémence, avec des tempos enlevés, quelquefois étonnants et inhabituels voire excessifs. Certes, si l’interprétation est d’une indéniable séduction, si les accents sont francs et vigoureux, le jeu, exempt de mièvrerie, si l’ensemble respire l’intégrité et la conviction et si l’intérêt de ce disque se soutient d’un bout à l’autre, il n’en reste pas moins que cette gravure n’est pas à l’abri de tout reproche et contient ses propres limites, comme le sont du reste tous les enregistrements live. « Il y a une naïveté, une joie de la transmission qui fait qu’on accepte ces petits défauts », comme s’en expliquait Kraus dans Le Quotidien. Et puis, il y a ce style d’interprétation daté, témoin d’une époque où la régularité, fût-elle bien raide, bridait la « fantaisie », travestissant les Goldberg en musique de métronome à perruque. Il y a cette manière de percevoir Bach dans une rectitude parfaite et superbement ordonnée qui faisait autorité il y a un quart de siècle.
En revanche, on ne discutera pas le souci évident de la construction et de la clarté dialectique. Quoi qu’il en soit, force est de constater que cette exhumation en valait largement la peine. Aussi sommes-nous prêts à gager que cet album ne passera pas inaperçu.