Le mot à l’époque n’était pas galvaudé, l’expression peu usitée. Nous sommes au milieu des années soixante, et comme le rappelle le texte de Raphaël Rubinstein, Pierre Buraglio n’employait même pas le verbe déconstruire. « La peinture doit se détruire (soulignons par ailleurs la forme pronominale) pour se reconstruire », disait-il, et ne pensait certainement pas, comme le firent avant et après tant d’autres, à un abandon pur et simple du médium. La reconstruction est aussitôt envisagée, quasiment initiée, dans une dialectique, l’antithèse pour aller vers la synthèse, quelque chose de nouveau où la peinture se trouverait sauvegardée, dépassée, transcendée (ah, l’impossibilité de trouver un équivalent à l’allemand aufheben).
Cela dit, Pierre Buraglio allait se montrer radical, son refus le fut, comme il n’y en eut pas d’autres. Après son engagement en 1968, ayant rejoint l’Atelier populaire d’affiches de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, il arrêta de peindre, militantisme obligeant, et question d’éthique (que son professeur Roger Chastel avait mise au-dessus de l’esthétique), devint receveur de rotative dans une imprimerie.
Voilà pour un premier aller et retour, il en résulta une peinture sans peinture si l’on veut, bien sûr sans représentation (bannie de même de la littérature ces années-là), avec les Châssis, les Cadres, vers 1974-1975. Époque également où le groupe Supports/Surfaces privilégiait les matériaux, Pierre Buraglio en fut proche, il n’en fit pas partie, un compagnon de route, dirait-on sur un autre terrain.
Il est utile de remonter aussi loin en arrière, le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne y invite, dépliant, déployant un parcours d’une soixantaine d’années, intitulé Bas Voltage, ce qu’on prendra pour une litote, atténuation, d’une exposition d’un bout à l’autre de haute tension. Il est la poésie prenante des œuvres, il est, dans leur succession et leur face-à-face d’une rétrospective, cette dialectique justement, sur plus d’un plan.
Pierre Buraglio est un homme des détours, aussi direct que soit son art, révélant ouvertement son faire, son processus. Il va vers les grands maîtres du passé, cela s’appelle « dessiner d’après », et la mise à nu des structures concerne les Delacroix, Cézanne, Munch, d’autres. Ailleurs, de vulgaires rubans de masquage, récupérés chez un carrossier, sont agrafés sur papier calque ; et que dire des Fenêtres, ramassées sur des chantiers de démolition, laissées dans leur état, altérées des fois. Le bas et le haut (l’allemand, encore, parle de Hochkultur), le noble et le trivial, se rejoignent, vieux paquets de Gauloises bleues dont il dira « ramasser de la couleur », même couleur des plaques émaillées de métro qu’il rapprochera du céramiste florentin (du quinzième siècle quand même) Andrea della Robbia.
On a vu Pierre Buraglio dans l’atelier de 1968, après dans une imprimerie. Avec le logo des Gauloises, voici le retour du texte, travail de typographe qui ailleurs aboutit à de véritables poèmes visuels. En 2005, une trentaine d’années plus tard, il met en place, sur la page blanche d’une lithographie, un poème d’Hubert Lucot : « À Guantanamo, un vide, la suspension du droit et même de la raison… Il en sort un cri que nous n’entendons pas ».
Dans la première salle, telles peintures sont discrètement liées à la vie de l’artistes, sa silhouette y est même visible sur l’une d’elles. Il faut attendre bien longtemps avant que Pierre Buraglio, de retour à la figuration, ne nous fasse retrouver aussi sa personne, sa vie, son environnement, l’immeuble familial de Charenton par exemple. Et allons vers la toute dernière pièce de l’exposition, peinture de grande dimension, œuvre dédiée à son père mobilisé pendant la Deuxième Guerre mondiale. On a croisé entretemps les baigneurs de Degas, réduits à des silhouettes esquissées en quelques traits, sans plus d’identité ; d’autres figures s’étaient trouvées évidées, réalisées au pochoir, reproductibles donc à l’envi. Les Caviardages, oblitérations à l’encre noire, avaient repris l’idée d’effacement, picturalement si séduisante dans tel Recouvrement, dès 1965 ; là, dans les agendas, un regard était offert et refusé, dans les pages du Monde, noircies à leur tour, coloriées puissamment, comme des fenêtres nouvelles s’ouvraient, sur quelque chose de trop plein et d’illisible, au contraire des Fenêtres vides n’ouvrant que sur le mur où elles sont accrochées. Au visiteur de faire ces va-et-vient, ils ont conduit Pierre Buraglio à un art de belle universalité, ne reniant rien, aboutissant à de très riches heures de synthèse.