En 1970, le photographe arlésien Lucien Clergue, l’écrivain Michel Tournier et l’historien Jean-Maurice Rouquette fondèrent les Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles, avec au programme trois expositions et une soirée. En 2019, le festival fête sa 50e édition avec cinquante expositions (un record) et près de 150 événements rien que pour la semaine d’ouverture, qui s’est tenue du 1er au 7 juillet dernier. Entre ces deux époques, les Rencontres ont perdu leur adjectif « internationales » mais sont devenues paradoxalement plus mondiales que jamais, rassemblant dans la petite ville romaine tout ce que la photographie planétaire compte de figures : galeristes, éditeurs, curateurs, critiques, journalistes et bien entendu photographes.
On vient à la semaine d’ouverture d’Arles non seulement pour s’imprégner des dernières tendances ou découvrir des nouveaux artistes, mais aussi et surtout pour rencontrer du monde autour d’un des nombreux apéritifs et vernissages proposés autour du festival et de ses événements annexes (plus de 200 recensés au sein de Voies Off). Les Rencontres sont devenues un mastodonte à la densité aussi excitante que frustrante. Voir toutes les expositions ou participer à tous les événements annexes est une gageure, même en passant une semaine sur place, tant la saturation par l’image guette. Et c’est d’autant plus vrai quand les températures (record elles aussi) s’appliquent soigneusement à sucer l’énergie nécessaire pour se rendre d’un lieu à l’autre, aussi compacte soit Arles.
Pour ce 50e anniversaire, on imagine bien que les Rencontres voulaient mettre les petits plats dans les grands et proposer un programme pour la postérité, maximisant la persistance rétinienne de ses nombreux visiteurs. Malgré l’avalanche d’expositions, c’est surtout le côté historique qui aura prévalu. Un regard en arrière majoritairement fait de rétrospectives, d’expositions historiques (souvent de groupe), d’expositions conceptuelles (denses) mais manquant cruellement de propositions contemporaines novatrices, un constat plutôt décevant pour un festival se voulant à l’avant-garde du monde photographique.
Si l’originalité des lieux était de nouveau au rendez-vous, entre maison abandonnée, jardin en friche ou églises en tout genre, le programme de ces 50e Rencontres ressemblait surtout à un regard dans le rétroviseur lors d’un long trajet sur une autoroute rectiligne, dans la fournaise. Le genre d’expérience rapidement éreintante. Heureusement, tel un estomac gargouillant repérant un logo Autogrill à l’horizon, il suffisait de prendre les bonnes sorties afin de sustenter sa faim. Nous avons épinglé quatre incontournables justifiant le statut d’Arles comme un des hauts lieux mondiaux de la photographie.
Tom Wood, « Mères, filles, sœurs » à la salle Henri-Comte. Quand on connaît l’œuvre prolifique du photographe britannique, c’est une véritable respiration que de découvrir cette exposition à la fois rafraîchissante et intime. Tom Wood y montre des portraits, tantôt posés, tantôt saisis sur le vif, de femmes, pris dans les rues de Liverpool et de sa banlieue du début des années 1970 à la fin des années 1990. Les photographies, splendides, sont mises en perspective avec la collection vernaculaire qui l’a inspirée, sous la forme de cartes postales de portraits réalisés en studio entre le début du XXe siècle et les années 1930, tirés de la collection personnelle du photographe. Le jeune Tom Wood était fasciné par la qualité artistique de ces portraits aux noirs profonds, qui décoraient les murs de sa chambre. Il s’en inspira pour sa propre pratique, magnifiant la sensation d’intimité et le sentiment d’appartenance à une grande famille de ces gens ordinaires, les « common people » chantés majestueusement par Jarvis Cocker sur l’album éponyme de Pulp en 1995. La sublimation du banal.
Mohamed Bourouissa, « Libre-Echange » au Monoprix. C’est sans doute la grande exposition de ces cinquantièmes Rencontres. Une rétrospective, puisque tous les projets ou presque réalisés par le plasticien au cours des quinze dernières années se retrouvent dans ce vaste espace de stockage aux parpaings bruts. Le lieu idéal pour montrer l’œuvre riche de l’Algérien, traversée par les thèmes de l’argent et de la consommation, et donnant par là une voix à ces petites gens qui se montrent ou qui se cachent. L’artiste tire le meilleur de ce lieu atypique et immense, envahit l’espace à coup de photographies bien sûr, mais aussi d’installations, de vidéos et d’une bibliothèque reprenant des ouvrages en lien avec son travail. Il y invite également Jacques Windenberger, dont le travail sur les classes populaires dans les années 1960 s’accorde à merveille au magasin.
Mohamed Bourouissa avait remporté le prix Voies Off en 2007 avec sa série Périphérique, où ses images de banlieues mises en scène, à la tension dramatique palpable, s’inspirent de tableaux de maître comme le Caravage, à la façon d’un Jeff Wall social. Le reste de l’exposition révèle la profondeur de sa démarche, sa recherche des rapports dominants/dominés, comme dans sa série Shoplifters où il intervient sur des polaroids de personnes désemparées, surprises en flagrant délit de vol à l’étalage d’un magasin de Brooklyn. Mohamed Bourouissa est un artiste générationnel, quelqu’un qui s’intéresse à ses contemporains, à une culture (black, beur, hip hop, show off) ignorée voire dédaignée par les élites ou les médias de masse. Sa cohérence artistique, sa façon très contemporaine d’aborder les statuts de l’image et sa sensibilité touchante rendent sa proposition incontournable.
Evangelia Kranioti, « Les vivants, les morts et ceux qui sont en mer » à la Chapelle Saint-Martin du Méjean. À l’instar de l’exposition de Mohamed Bourouissa, le travail de sa contemporaine Evangelia Kranioti (ils ont quasiment le même âge) met en regard plusieurs projets développés par l’Athénienne durant sa carrière sous un magnifique titre emprunté à son illustre concitoyen, Aristote. La Grecque, résidente à Paris depuis un bon moment, s’aventure sur le chemin des marginaux, des déracinés, des exilés, plus contraints que volontaires, dans des univers chaotiques, souvent difficiles à imaginer. Elle s’insère dans la communauté queer de Rio de Janeiro, magnifie les rêves des domestiques philippines exploitées au Liban ou encore s’immerge au milieu des habitants d’une nécropole au Caire.
Son travail le plus marquant, au cœur de l’exposition arlésienne, est sans doute Exotica, Erotica, etc., projet de longue haleine (neuf ans) sur les marins au long cours, leur quête d’amours passagères et les prostituées à l’autre bout de ce désir. Un travail extrêmement puissant et émouvant, avec en point d’orgue la série Marilyn de los puertos, centré sur la Chilienne sexagénaire Sandy et son envie de revoir tous ses « maris » qu’elle a aimé de façon aussi éphémère qu’intense. Un mur de Polaroid témoigne de ces rencontres, reliques des années 1960/70 où Sandy pose dans les bras de marins de toutes nationalités. Hors contexte, on pourrait penser à des photos de famille.
The Anonymous Project, « The House » à la Maison des Peintres est peut-être l’exposition la plus jouissive de cette édition. Le lieu – une maison désaffectée – devient le décor actif des images, une excuse esthétique pour exhiber dans ses pièces refaites au goût des années 1960 des diapositives dénichées ici et là, toutes autour du thème de la maison. Alors qu’on pensait que la photographie vernaculaire perdait un peu de son hype, ce projet sublime un nombre incalculable de souvenirs d’inconnus qui pourraient être vous ou nous. On redécouvre avec étonnement et enjouement que tout un pan de la mémoire populaire occidentale peut être raconté par des anonymes, devant ou derrière l’objectif. Cette vision immersive, où les photos aux couleurs chaudes du Kodachrome apparaissent contextualisées dans le réfrigérateur, dans le garage, dans le jardin ou à côté de la niche, permet de ramener à la vie ces moments drôles, incongrus ou déconcertants. Même la soirée diapositive a sa place dans le salon d’une maison certes en toc, mais à la douceur réconfortante. Une superbe réussite.
Quelques autres propositions auraient pu avoir droit à une emphase dans ce programme abondant (on pense notamment à l’impressionnante camera obscura à taille humaine de Claude Martin-Rainaud, à Cathédrale de Yann Pocreau, à As it was give(n) to me de Stacy Kranitz ou encore à Glace et Jade, le rituel du peigne de Kurt Tong), mais cette densité dessert les sujets. C’est le cas notamment de l’exposition Photo Brut à la Mécanique Générale et ses plus de 500 œuvres de 53 artistes différents, qui traite de la relation entre photographie et art brut.
Une accroche alléchante mais au résultat encyclopédique diluant le propos, explorant toutes les facettes d’un genre peu défini (l’étrange, la folie, le commun ou le vernaculaire) mais d’une manière tellement touffue qu’elle en devient plus indigeste que jubilatoire. Le constat est similaire pour l’exposition Datazone de Philippe Chancel à l’Église des Frères Prêcheurs, un maelström de photographies prises à travers le monde à la recherche de sites sensibles et de situations alarmantes. En gros, une compilation de tout ce qui va mal sur notre planète. Une exposition saturée et fourre-tout au propos alarmiste amené parfois par des raccourcis, aux images tantôt superbes, tantôt anecdotiques.
Arles, c’est aussi et depuis maintenant trois ans une belle collaboration avec le Luxembourg via l’organisation Lët’z Arles. La Chapelle de la Charité est l’écrin cette année encore de deux propositions singulières de Claudia Passeri (Aedicula) et Krystyna Dul (Resonance), faisant toutes deux l’objet d’une installation recherchée, originale et en lien direct avec leurs travaux, permettant de se concentrer sur leur proposition dans ce lieu chargé. Un beau résultat minimaliste, un peu à l’encontre de la tendance arlésienne de l’été.