De grands « L » jaune majuscule voisinent, incongrus, dans un péristyle aux côtés de colonnades du pavillon XVIIIème conçu par l’architecte du roi Stanislas, Emmanuel Héré. Les Super position (2002) de François Morellet, artiste phare de la galerie nancéenne Hervé Bize, se donnent à voir au Musée des Beaux-Arts de Nancy pour l’exposition Consonances. Rassemblant les œuvres de dix-neuf artistes français et étrangers pour le trentième anniversaire de la galerie, elle se déploie au sein d’un parcours dans les collections permanentes du rez-de-chaussée du Musée, situé Place Stanislas. Un Musée à qui cette proposition et l’arrivée à sa tête de Susana Gallego Cuesta permettront de donner un nouvel élan. Nancy ne disposant pas de structure institutionnelle dédiée à l’art contemporain, Consonances, choix assumé, voyage les collections. À commencer par le salon Jean Prouvé (1901-1984) dès l’entrée du Musée, qui a marqué en profondeur l’histoire de l’architecture et du design et qui accueille plusieurs œuvres contemporaines de la galerie Bize.
Abstraction géométrique Considéré comme l’un des pères de l’abstraction géométrique et précurseur du minimalisme, les œuvres de François Morellet se mêlent et voisinent à l’orée du design. Il en est ainsi de ces croix énigmatiques noires qui se regardent au mur jusqu’à se confondre bientôt. Cross crash n°1 et Cross crash n°3 (2003) travaillent le signe jusqu’à une densité métaphorique inédite. Morceaux de tôle brute découpée et vernie, la croix n’est pas celle de Stella. Son caractère infra-mince la rend d’autant plus énigmatique. Chaque croix en superpose trois autres qui suggèrent, selon Morellet, « le scénario d’un accident imaginaire qui se serait passé au mont Golgotha ». L’imagination supplée au signe bientôt effacé et perdant le caractère de signifiance et la religiosité qui lui sont traditionnellement attachés. Malice de François Morellet qui intègre ses Cross crash à sa série les Insignifiants où d’autres signes (svastika, étoile de David et étoile à huit branches) y sont également détachés de leur poids dans l’ordre de la représentation. Dans la même pièce voisinent Frank Stella, André Cadere et Jack Youngerman.
Suspensus Très lié à François Morellet, Jack Youngerman et Ellsworth Kelly vont promouvoir une forme d’abstraction assez radicale dans le prolongement d’Art Concret. Youngerman vit en France de 1947 à 1956, puis retourne vivre aux États-Unis. Agnès Martin et Frank Stella sont de ses proches. Dans la démarche de Youngerman, la couleur tient une place essentielle que Suspensus (2010) révèle. Huile sur contreplaqué de bouleau, ses arrangements symétriques dédaignent bientôt le strict ordonnancement de la ligne géométrique pour convulser en couleur. Celles-ci, froides et chaudes par endroits, s’arriment à la toile comme si en dépendait leur survie. Ce faisant elles rayonnent vers l’extérieur non loin des œuvres d’André Cadere et Frank Stella avec lesquelles elles entrent en résonance. André Cadere, Philippe Cazal et Daniel Dezeuze plus loin dans l’exposition : ces artistes mettent aussi en lumière l’indéniable talent de défricheur d’Hervé Bize, spécialisé dans la production et l’éclosion d’œuvres d’art, permettant au grand public de découvrir ces noms parfois moins familiers. Consonances interroge la portée du signe dans l’espace, son abandon, ses limites mais aussi les nouvelles significations qui naissent de son déplacement.
Supports/Surfaces Daniel Dezeuze, parmi les membres fondateurs de Supports/Surfaces, offre ainsi au travers de son Échelle de bois souple (1971) d’interroger le cadre de l’exposition. Le mouvement est celui de l’œuvre elle-même. Ces Échelles de bois souple autonomisent la mise en mouvement, « elles se déroulent au sol et, lorsqu’on leur donne une petite chiquenaude, elles se ré-enroulent, le bois, la fibre du bois, retrouvant le cylindre du fût de l’arbre, le tronc ». Leur flexibilité de présentation fait écho aux structures « Compas » de Jean Prouvé dont il est l’inventeur. C’est dans le cadre de ses recherches sur le portique axial en 1938 que le designer découvre que les portiques en U ou en V renversés peuvent assurer une base solide à un édifice en supportant une poutre faîtière et une toiture. Ce procédé de construction est utilisé par la suite dans des programmes variés (logements pour réfugiés de guerre, bureaux…). Cette multiplicité des rapports à l’environnement humain interroge la mécanicité des rapports de production et les règles de fonctionnalisme et d’élaboration inhérentes aux « séries ».
Consonances ne dédaigne pas pour autant l’incursion poétique au cœur de l’intervention dans l’espace public. Le film couleur Speed (2000) d’Éric Hattan pousse le regardeur à la déambulation et à l’observation aigue du réel. L’artiste s’ingénie dans cette belle vidéo traversée par un lancinant bougé suivi d’accélérations sèches et de ralentis vaporeux, à suivre la lune au fil du déplacement du véhicule qu’il conduit. « Je n’ai pas le sentiment de créer à partir de rien mais à partir de ce qui est. Il me faut absolument quelque chose qui soit déjà là », déclare Hattan. Tel est précisément le grand intérêt de cette exposition que d’inviter le spectateur à repenser ce déjà-là.