Blue Velvet On y entre comme sous hypnose : les nombreux lourds rideaux dans des tons gris-bleu foncés sont négligemment retenus par des ficelles en haut, ouvrant une sorte de couloir dans lequel le visiteur est attiré par un chant de sirène et des couleurs gaies de la projection au fond de l’espace. C, Ü, I, T, H, E, A, K, O, G, N, B, D, F, R, M, P, L, II de l’artiste allemande Ulla von Brandenburg (*1974) constitue l’entrée de l’exposition I dreamed I was a house, organisée par le collectif de curateurs berlinois Insitu (dont fait partie le Luxembourgeois Gilles Neiens) actuellement au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. Bien que von Brandenburg, qui vit et travaille à Paris, s’exprime par tous les médias artistiques, elle a développé une partie de son travail autour de la scène et de la puissance évocatrice du tissu. Ici, en drapant ces rideaux en installation spatiale, elle meuble véritablement le vide laissé dans le grand espace du premier étage par l’enlèvement des white cubes jadis installés dans l’ancien casino bourgeois par Urs Raussmüller. « Le couloir symbolise l’exploration de soi », affirme le texte mural, celui conçu par Ulla von Brandenburg évoque l’entrée dans l’inconscient d’Alice in Wonderland de Lewis Carroll (1865), lorsqu’elle tombe dans le terrier du lapin blanc pressé ; sa matérialité n’est pas sans réminiscence à la sensualité étrange du Blue Velvet de David Lynch (1986). La suite énigmatique de lettres qui constitue le titre de l’œuvre cite un extrait de Conversation avec la pierre de la poétesse polonaise Wisława Szymborska (1923-2012) : « Je frappe à la porte de la pierre – ‘C’est moi, laisse-moi entrer ! » – ‘Je n’ai pas de porte’, dit la pierre ». La voix féminine qui chante ces lettres sur fond d’images de tissus colorés semble appeler Ulysse vers l’inconnu.
La maison qu’ont conçue les six artistes internationaux sous le commissariat d’Insitu est une maison métaphorique, qui nous fait traverser le salon, la chambre à coucher, l’espace des enfants et le bureau, avant de déboucher dans la cave. C’est une maison qui affiche son ouverture, laissant à chacun la liberté de la découvrir dans le sens et à la vitesse qui lui conviennent, mais aussi de l’interpréter selon ses propres références culturelles et personnelles.
Coquillages et crustacés Il y a par exemple encore le salon/salle à manger haut en couleurs conçu par le duo norvégien Aurora Sander, constitué d’Ellinor Aurora Aasgaard (*1991) et de Bror Sander Berg Størseth (*1987). À la carte (2015-2019) est une installation mixed media qui s’inspire de la culture pop, de décorations de magasins d’ameublement et de… poissonneries. Des crabes, des langoustes, des huitres et autres crustacés y sont servis dans une ambiance que ne renierait pas Franz West. Un film d’animation révélant leur véritable nature : le monde sous-marin devenant une allégorie du monde de l’art, où chaque bestiole a son rôle à jouer. La Canadienne Julie Favreau a eu la charge de la chambre à coucher, également faite de morceaux de tissus, qui ouvrent sur un espace intime (Delicious dive, 2019), où un film, des photos et des éléments sculpturaux (des doigts pendus) suggèrent la corporalité et l’érotisme de la chambre.
La Tchèque Anna Hulačová (*1984 ; étudiante, à Prague, de Magdalena Jetelová et de Zbigniew Libera) s’est occupée de la chambre des enfants : Sunshine heritage for sons and daughters place ses personnages défigurés en béton brut (vus à Art
Basel ou dans l’exposition Enfance au Palais de Tokyo à Paris) dans un décor jaune soleil, dont les fleurs sont en fait des éléments d’anciennes machines agricoles qui furent celles de son enfance à elle. Le jaune de son espace revient dans la cave psychédélique de l’Allemand Markus Selg (*1974). L’installation Child unleached est faite de lourds tapis, de sculptures primitives en bois et en tissus, de filets au plafond, de petit mobilier, de références à Modigliani et à Victor Brauner... Si Selg y voit notre subconscient – d’où les appels au courage (Mut ! Mut !) au mur –, on s’y sent surtout comme dans une maison des jeunes autogérée des années 1980, regrettant (un peu) l’absence d’odeur de marihuana.
When the rain begins to fall L’œuvre qui vaut à elle seule le déplacement au Casino actuellement pourtant est la plus discrète, la moins clinquante. Au fond de la salle, l’Espagnol Alvaro Urbano (*1983) a eu la charge du bureau. On y est attiré par le bruit d’abord, celui d’une pluie suintante mais continue, derrière une fenêtre donnant sur la nuit. Devant la fenêtre, les stores en lamelles grises sont abîmés, comme l’est le caoutchouc placé devant la fenêtre. Des cartons remplis attendent d’être enlevés – sans conteste, l’ancien occupant de cet appartement est-il en partance. Des mégots semblent avoir été récemment éteints dans le cendrier, un bloc de papier traîne sur l’appui de la fenêtre. En réalité, Hands as drawers est un de ces trompe-l’œil qui rappellent Thomas Demand : tout ici est reconstitué, comme dans un décor de cinéma, en métal (la plante) ou en papier (le radiateur, les stores…) Ubano a fait des études d’architecture et fut étudiant d’Olafur Eliasson et les deux influences se sentent : il crée un espace et une ambiance très marquants dans une réduction formelle et précise, qui prend autant en compte les objets que la lumière et le son. La mélancolie de cet espace de transition évoque le pavillon géorgien de Vajiko Chachkhiani à la biennale d’art de Venise de 2017, où il pleuvait sans discontinuer dans le chalet en bois. Crise économique ou crise de vie, la pluie noire symbolise toujours une rupture. Dans l’exposition, l’espace aurait mieux symbolisé le grenier, les peurs enfouies d’abandon et de solitude existentielle.
Malgré les évocations de la psychanalyse et du subconscient, I dreamed I was a house est plutôt une divagation légère sur l’architecture et la mémoire personnelle, qui a le grand mérite d’habiter ce majestueux espace autrement que les précédentes propositions hyper-minimalistes. On y passe un bon moment, sans trop devoir réfléchir – c’est exactement ce qu’on attend d’une exposition estivale.