C’est donc la série Traces (2016-2017) de Weronika Gesicka (Polonaise, née en 1984, vit et travaille à Varsovie), qui remporte le prix décerné par Arendt & Medernach de cette septième édition du Mois européen de la photographie (Emop). Weronika Gesicka revisite avec humour les stéréotypes quasi publicitaires de la famille et des mœurs américaines des années 1950, qui ont envahi l’Europe avec le Plan Marshall, en fine observatrice de l’ex-bloc soviétique qui en « bénéficia » après la chute du Mur de Berlin.
Elle entre ainsi dans l’impressionnante collection de photographie Arendt & Medernach au Kirchberg, dont on rappelle que Paul di Felice est le conseiller artistique, maître d’œuvre avec Pierre Stiwer de l’Emop Luxembourg et son complice de longue date de Café Crème. L’édition papier de la revue (en vente 20 euros dans les différents lieux d’exposition) deviendra sans doute culte : car le thème de départ du selfie, devenu Body Fiction(s), est un sujet en or pour les artistes photographes qui s’intéressent aux représentations du corps et de la nouvelle figure humaine.
Le lobby de Arendt House n’étant accessible au public que le week-end, on préférera se rendre dans les différentes institutions qui présentent elles aussi des œuvres de Carina Brandes, Mathieu Gafsou, Alix Marie et Smith, les autres sélectionnés pour le Arendt Award, parmi la vingtaine d’artistes-photographes émergents (une majorité de femmes, tous âgés de moins de quarante ans). Le site www.emoplux.lu renseigne sur les expositions qui durent tout l’été, voire jusqu’à l’automne, comme à la Cité de l’Image à Clervaux qui présente les Portraits hors cadre de Peter Bialobrzeski, Susan Barnett, Isabelle Graeff et Charles Fréger et le Musée d’art moderne Grand-Duc Jean (Mudam), le travail de LaToya Ruby Frazier et des photographies de sa collection jusqu’à fin septembre.
Pour le troisième et dernier volet de cette série (pour les deux précédents articles voir d’Land 22/19 et 24/19), on est descendu au Grund, au Centre de Rencontres de l’Abbaye de Neumünster voir Particles de Boris Loder, (photographe et critique photo du Lëtzebuerger Land). Loder (37 ans, né en Allemagne où il a étudié la littérature et enseigné la géographie à l’université de Thübingen, vit depuis six ans maintenant au grand-duché) s’en sort particulièrement bien pour exposer ses Particles dans le cloître de l’abbaye de Neumünster, réputé difficile. Si la série (complétée ici et qui fera l’objet d’une publication à l’automne) a déjà été vue au festival Circulation(s) l’année dernière au 104 à Paris, Boris Loder a revisité la manière d’exposer ses photographies spécialement pour le cloître et a trouvé le bon rythme tant sur le plan de la colorimétrie que de la succession des « objets ».
On imagine Boris Loder dans ses promenades quasi philosophiques (ou poétiques), les yeux scrutant le sol à la recherche de ce qui sera un jour les vestiges de l’anthropocène. Loder a le regard de l’archéologue contemporain, qui assemble (plutôt que de rassembler) ses trouvailles dans des petits cubes de plexiglass de dix centimètres sur dix avant de les photographier, comme un chercheur au laboratoire scrute ses échantillons au microscope. Il offre ainsi aux visiteurs de Neimënster des énumérations à la Prévert ou des cadavres exquis, la gentillesse du poète en moins et aussi sans la magie des associations surréalistes. Car notre civilisation est largement dopée : seringues, emballages de médicaments, capsules de bouteilles d’alcool, mégots, fourchettes en plastique, gobelets de malbouffe, cannettes métalliques, jonchent le bitume.
Les habitants de Luxembourg identifieront les lieux de ses prélèvements. Il s’agit en effet d’endroits emblématiques de la vie de différentes classes d’âge, de groupes sociaux et d’activités de la capitale. Hors le territoire de Luxembourg, il n’y a que l’aire de Berchem, qui, comme le précise Boris Loder, est un lieu de passage tellement fréquenté qu’il ne pouvait pas ne pas s’y intéresser. Les autres lieux visités sont tous des micro-condensateurs sociaux de la capitale : un terrain de sport et parking du Campus Geesseknäppchen fréquenté par des lycéens et des enseignants, les plaines de jeux aux parcs de Merl, de la Pétrusse et le Pirateschëff avenue Monterey, une maison abandonnée près de la très structurée Banque Internationale de Luxembourg (BIL) route d’Esch squattée par des marginaux, ou encore, l’église de Hollerich, trônant tel un vestige de vie de quartier au milieu de la circulation frénétique du « ring » autoroutier de la capitale…
Boris Loder couronne parfois les rebuts de végétation trouvée sur place, comme une couche vivante sur ces strates mortes. Elle peut virevolter comme le lierre qui pourtant fait éclater la façade du lieu de culte : « ashes to ashes »… Car les constructions s’effritent, les joints de ciment redeviennent sable ou limaille de fer, dans le cas de l’œuvre monumentale de Richard Serra à l’entrée du Kirchberg.
Les assemblages de Boris Loder – hasard de la promenade, concentré du temps présent – sont l’inverse du travail d’Elina Brotherus qui a elle aussi pour sujet un thème unique, mais c’est : Elina Brotherus. Visiter sa rétrospective à la Villa Vauban (jusqu’au 13 octobre prochain), c’est une façon magnifique de clore cet Emop 2019 dédié à l’autoportrait d’artiste. Aller voir les Body Fiction(s) d’Elina Brotherus, c’est rencontrer l’anti-sophistication (apparente) de la Scandinave toute simple et ressortir des salles d’exposition de la Villa Vauban aux murs, tentures et banquettes gris perle, tel l’atmosphère d’une forêt de bouleux du Grand Nord, en ayant vu une représentation magistrale du corps nature et une symbiose du corps avec la nature.
Le travail d’Elina Brotherus (née en Finlande en 1972), qui partage sa vie entre son pays natal et la Bourgogne, a été récompensée à l’international, obtenant le prestigieux prix Niépce en 2007. Il se déroule comme un fil d’Ariane. Voici d’abord Suites françaises & 12 ans après, où, en 2011, elle remet en scène les lieux de sa première résidence d’artiste à l’étranger en 1999. De ces lieux, modèle et modèle, on passe à une autre double série dans le temps : Self-Portraits de 1998-99 et Études d’après modèles, danseurs de 2007, soit photographe et modèle : le corps d’Elina Brotherus dans les poses et avec des danseurs de l’Opéra de Paris. Avec (cette édition de l’Emop étant essentiellement une manifestation de femmes photographes), un hommage-clin d’œil à La petite Danseuse de Degas, dont le modèle est masculin.
Elina Brotherus s’auto-portraite dans le miroir, où le miroir est un lac finlandais avec une Elina Brotherus de dos (Model Study, 2004). Deux versions recto-verso, que l’on retrouve aussi dans Artists at Work de 2009. Elina Brotherus est le modèle d’atelier que les peintres peigent. Enfin, Elina Brotherus le dit elle-même : « Plus je vieillis, plus je me sens attirée par le jeu ». La voici donc, dans une série de New Paintings (de 2000 à 2016), rendant hommage aux maîtres de la peinture de paysage, comme dans Der Wanderer, une citation explicite de Kaspar David Friedrich. Mais il y a toujours un miroir, fut-il d’eau. Sans aucun narcissisme, servant l’œuvre photographique même. Seulement.