d’Lëtzebuerger Land : Ton dernier recueil de poèmes Claudine est peut-être bien le plus personnel de tes livres. Il est à la fois une élégie et une lettre d’amour. Pourrais-tu nous parler un peu de la genèse de cet ouvrage, que tu dédies à celle qui « s’en est allée sur un dernier sourire ».
Giulio-Enrico Pisani : L’immense vide, le gouffre laissé par la mort brutale, après 45 années d’amour, de Claudine, la femme de ma vie, le 23 janvier 2015, n’explique pas seul la naissance de ce livre. Mais peut-être, qu’épuisé de crier seul dans cette maison faite à deux, où elle était partout, d’où nos enfants étaient partis, désormais sans voix, je me tournai vers mon ordinateur pour noircir l’écran de ma souffrance. Peut-être que cet exutoire, qui ne me soulageait, ni consolait, rencontra en moi ce Moi gravide d’écrit, que seul l’enfantement d’un livre bisannuel délivrait depuis mes débuts, au début des années 1990, d’un sentiment de non-dit, non-communiqué, non-partagé. Peut-être voulus-je aussi l’immortaliser un peu pour nos enfants, nos proches…
Dans ce livre, comme dans ton recueil précédent La nuit est un autre jour, amour et engagement politique vont de pair. Tu es de ces poètes, comme Nazim Hikmet et Paul Eluard, pour qui l’on ne peut aimer véritablement une personne, si l’on n’aime pas l’humanité dans son entièreté. Cet amour de l’humanité s’exprime parfois par des coups de gueule contre l’exploitation de l’homme par l’homme, comme dans les poèmes « Rivages » qui explore la question des passeurs et des migrants et « Realpolitik », qui dénonce les politiciens véreux, ces « matamores de l’esbroufe ». Quelle est la place de ton engagement humaniste dans ta poésie ?
C’est beaucoup dire qu’amour et engagement politique vont de pair dans Claudine, ce cri de douleur, de colère égocentrique, cette éruption en vers d’une souffrance qu’aucun vers n’exprime. Il est vrai que plus j’écrivais, je me libérais. D’abord, vers la fin du recueil avec le poème « Reste à faire ». Puis, encouragé par le souvenir de Claudine, je retrouvai un peu de ma pugnacité politique dans « Impuissance ». C’est qu’elle n’eût pas voulu que je trahisse les idéaux que je n’avais retrouvés qu’à 50 ans, après six lustres de vie réglée d’employé de bureau petit-bourgeois. Aussi, est-ce encore pour elle que j’acceptai de tirer de nouveau quelques accords de ce qu’elle appelait ma viole révolutionnaire. Mais que d’honneur de me comparer à Hikmet ou Éluard, ces brillantes étoiles de la poésie engagée ! Certes, pétard explosant à une certaine hauteur dans la grisaille du ciel bourgeois, je peux faire illusion un instant, mais rien à voir avec les grands, les vrais, les Hikmet, Garcia-Lorca et autres Neruda, qui payèrent leur engagement de leur personne !
Les références intertextuelles à d’autres poètes sont une des caractéristiques de ton œuvre poétique. Dans ce recueil aussi, l’on croise au détour d’un vers, T.S. Eliot, Dante, Roumi et bien d’autres encore. Que signifient pour toi ces références aux œuvres d’autres poètes ?
Ce sont des témoignages d’admiration avant tout et, sans doute, un reste (ou retour tardif) de ce puéril désir d’appartenance à la grande famille des écrivains et poètes, à laquelle je renonçai à 19 ans au nom d’un « primum vivere deinde filosofari », choisi par manque de foi en moi-même. Trahison, après le bac, d’une année (1962-63) au temps libre tout théâtre (écriture et mise-en-scène) : commerce et industrie au lieu de lettres et art dramatique. Exit Don Quichotte. Aussi, complétai-je plus de trente ans durant, une vie professionnelle grise, mais « sérieuse » et une vie familiale de cœur plus que d’esprit, par une boulimie de lectures tous azimuts. Histoire, politique, aventure, voyages, romans des cinq continents, vulgarisation scientifique, politique et philosophique, poésie, tout y passait. Cela compensait ma frustration de ne pas participer, au moins par l’écrit, à cet univers culturel auquel j’aspirais et dont le Sancho Panza en moi m’avait privé. Dans les années 1980, n’y tenant plus, je me remis à écrire, d’abord en allemand, puis en français. Ce furent des contes et histoires courtes dans la presse, puis un grand roman historique, un recueil de poèmes, des romans policiers, philosophiques, de politique fiction, une biographie historique, plusieurs essais, seul ou avec d’autres auteurs et plusieurs recueils de poèmes, dont Claudine est le dernier-né. Quoi d’étonnant qu’un parcours aussi chaotique, périlleux et tardif de dilettante, réclame parfois, sinon une béquille, au moins une main courante, ou un clin d’œil de connivence, d’amitié…
Que ce soit Roumi dans ce volume, ou bien tes nombreux articles sur la littérature arabe dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, tu témoignes d’un grand intérêt pour les cultures du Proche Orient et de l’Afrique du Nord. Tu as aussi écrit abondamment sur la révolution tunisienne, lors de ce qu’on a appelé un peu précipitamment le « printemps arabe ». D’où te vient cet intérêt pour cette région du monde ?
Je suis méditerranéen, souviens-toi. Dès l’enfance, je fus marqué par les Mille et une nuits, les Histoires d’Hérodote, l’écheveau historique de Carthage avec Rome, Candide et Zadig de Voltaire (lus en cachette). Ado, je lus les Lettres Persanes de Montesquieu, Salammbô de Flaubert, plusieurs René Grousset, presque tous les Amin Maalouf, Pierre Benoit, Frison-Roche et une pléthore d’ouvrages sur les croisades, l’Égypte, le Sahara… Bien plus tard, j’abordai Malek Chebel, Tahar Ben Jelloun, Joumana Haddad, Hamid Skif, Tahar Bekri, Boualem Sansal, K. O. Defallah, A. M. Acherchour, Marek Halter et mon grand ami Jalel El Gharbi, qui m’orienta involontairement vers la Tunisie. Note, j’étais prédisposé : campagne d’Afrique contée par mon grand-père; traversée fin 42 de la Libye pour atteindre Tunis décrite par mon oncle Gualtiero ; et ma mère, moitié russe, me parlant souvent de ce lointain ancêtre venu d’Afrique et atterri à Moscou après avoir transité par Istanbul... Certes, ça ne fait pas de moi un « Giulio l’Africain », mais devrait répondre à ta question.
Tu t’intéresses aussi de près à la situation des migrants. Il y a quelques années tu avais publié Nous sommes tous des migrants et tu explores ce thème occasionnellement dans ta poésie. Comment juges-tu la situation actuelle et les attitudes des États-membres de l’Union Européenne par rapport à la crise des réfugiés ?
Bien que d’éducation suisse, franco-belge et allemande, puis devenu luxembourgeois, je suis méditerranéen. Même qu’à la vingtaine, âge de toutes les utopies, je crus à une Union de la Méditerranée, à une Nation du Levant et à un Grand Maghreb. Quant au drame des migrants, migrant moi-même de sept à 21 ans, je ne m’y engageai qu’en 2008, après la lecture de Harraga de Boualem Sansal, que je présentai dans mon article « Kamikazes de l’émigration et hémorragie algérienne ». Aujourd’hui, je suis plus que jamais ému par cette thématique. Mais l’explorer en vers : non ! Ma poésie n’est pas engagée comme celle des Lorca, Neruda, Bekri ou autres Darwich. Certes, pulsion sporadique, cri de colère ou plainte, elle a ses raisons que – dirait Pascal – la raison ne connaît pas. Avec l’âge, cependant, même La Raison, celle qui guide mon action politique, me paraît vaine, face à l’immense gâchis, œuvre des grandes puissances, des lobbies internationaux et des idéologues religieux. Tous ne visent que leurs intérêts et privilèges à court terme. L’humanité souffrante ne leur est rien. Je crus un temps au « printemps arabe » ; mais découvrir peu à peu toute la pourriture et les combines euraméricaines qui l’ont parrainé m’a outré. Pourtant je m’active encore par ma prose, du moins en Tunisie, pour l’heure seul rescapée de cette OPA américano-islamiste. Mais qu’est-elle de plus, au fond, mon agitation, que « divertissement » (encore Pascal), « essentiel » pour moi, mais sans effet sur ce en quoi je crois ?