Dans un monde que sociologues et psychanalystes se complaisent à définir comme étant sans père ni repères, le nouveau livre de Gaston Carré n’est peut-être pas le cadeau idéal à glisser sous le sapin à côté du petit Jésus, ce bambin qui ne finit pas de chercher sa place entre Dieu, son trop de père, et Joseph, son pas assez de père. Encore que… Car à relire ce nouveau Tout Nouveau Testament, Bruno, le fils du narrateur, semble avoir choisi la caricature du dieu Allah contre la désinvolture du père Marc qui porte, comme par hasard, le nom du deuxième évangéliste.
Bruno donc est parti avec son ami Manu faire le djihad en Syrie. Et son père journaliste, caricature du bobo hanté par son passé soixante-huitard, cherche à comprendre les motivations de ce fils dont il a peur qu’il ait accompli ce que lui n’a pas osé poursuivre. Contrairement à son ami François, père de Manu, il ne cherche pas à retrouver Bruno, paralysé par la terreur de se retrouver lui-même. Car Bruno a choisi Les mains sales de Sartre quand son père s’est contenté d’écouter Sympathy for the devil des Stones. Et Marc sent bien qu’en voulant décapiter les mécréants, Bruno ne cherche en fait qu’à couper les choses au père… qui, comme les gendarmes de Brassens, « par bonheur n’en avait pas ».
L’auteur, journaliste et psychologue, joue à cache-cache avec le narrateur et ses interlocuteurs : François, le compère actif, Dimitri, l’ami psychiatre, Sabine, l’ex, partie en Australie, Tina, l’amie plaquée et sacrifiée par Bruno, Anna, la sœur de sa mère allemande. Tous sont convoqués pour apporter leur pièce au puzzle de cette famille décomposée, mais le père, dans son désarroi, se refuse à trancher entre ces différentes positions archétypales, contrairement à son fils qui voudrait trancher les tronches pour de bon. Mais ce fils perd lui aussi les fils. Trop doux, trop mou, trop fou (?), il sera trouvé tout juste bon par ses nouveaux maîtres à penser à produire de la came au Liban pour donner le moral et la folie aux « vrais » combattants dont l’opium du peuple ne sera que la misérable dope produit par nos pieds-nickelés d’apprentis djihadistes.
Du DJ du père au djihad du fils, Carré, décidément, a le sens de la formule quand il s’agit de décrypter les ratés de la transmission. Car c’est bien d’un essai sur la transmission qu’il s’agit dans ce Retour en Barbarie. Après Retour à Jajouka, Carré reprend le fil de son retour au passé et à chaque fois, c’est un retour vers et non un retour de. Revenu de tout, GC retrouve à travers ses introspections le retour du refoulé. Car pourquoi donc le narrateur a-t-il appelé son fils Bruno ? Le (non ?) passage à l’acte du fils fait écho aux résonances germaniques de son nom qui renvoie à la couleur brune de sinistre mémoire et au trou noir dans la biographie du grand-père allemand Helmut, ce boulanger qui, dans les années de guerre, a abandonné son fournil pour aller au front. Des camps de concentration nazis aux champs de pétrole d’Arabie et au camp d’Abou Graib, le roman familial n’arrête pas de bégayer. Et aux ruines encore fumantes d’Alep répond la ruine de l’ancienne (et imaginaire ?) complicité entre un père et son fils. Le portrait du fils se superpose tel un palimpseste sur l’autoportrait du père dont les désillusions ont nourri les illusions du rejeton. Détruire, dit-il, comme tous ces fils qui s’emmêlent les fils en disant non aux Yes qu’écoutaient les pères et en remplaçant le livre rouge de Mao par le coran de Mohammed. La langue de Carré oscille entre le verlan des banlieues et l’élégance du style de l’Académie Française, témoignant ainsi des hésitations du père, gaffeur comme Gaston, carré comme le prophète, poète comme Ginsberg, inquisiteur comme le surmoi.
On l’aura deviné, ce livre, écrit sans complaisance, n’est pas commode à digérer mais fort utile à lire. Car ce Retour en Barbarie est un retour au barbare qui sommeille au plus profond du narrateur comme de nous tous. Marc l’a rencontré par le souvenir (écran ?) du chat écrasé et dans les images de ces hommes sans tête (kopflos) qu’il s’appliqua à dessiner dans le jardin allemand de ces ancêtres. Mais qui nous dit que ce retour n’est pas aussi un retournement et que ce fils qui revient avec la police n’est pas aussi un fils prodigue dont on verra le père « sans vergogne, lui tendre sa blague à tabac » ? La génération Brassens serait ainsi plus forte que la génération Djihadi John, et le livre de Carré serait quand même à mettre sous le sapin à l’intention de tous ceux qui croient au père Noël plutôt qu’aux sbires de Daech. Mais il n’est pas sûr que le ton du Livre autorise cette révélation.