Un employé au ministère de la Culture se retrouve en pleine crise existentielle à la suite de sa rupture avec une dénommée – ou innommée – M. et à cause d’une lueur orange qui lui rappelle son enfance et le plonge dans une angoisse inexplicable. Comme le lecteur apprend dès le début du roman que son narrateur est en taule et que son récit est une sorte de confession censée lui épargner l’internement en psychiatrie, la construction narrative alterne les retours en arrière et le récit-cadre carcéral pour aboutir sur une histoire plutôt prometteuse, qui s’énonce comme suit : par hasard, notre narrateur a vent d’une tentative d’outsourcing de la cantine du Herrenberg. Un duo rebelle, Rudy et Grommel, décide de s’opposer à cette privatisation outrageuse et met sur pied la « Food Army », qui se chargera par la suite de la nutrition militaire. Le narrateur, dépité par la monotonie de son emploi au ministère, intégrera l’équipe autour de Rudy et Grommel et, alors qu’il est sur le point d’avoir enfin atteint la « vie tranquille » à laquelle il aspirait, finit par en avoir assez soupé de la bêtise des soldats. Constatant alors que l’agressivité et le machisme des militaires est sans doute dû à un excès de testostérone, notre narrateur se livre à une expérience hormonale qui prendra une ampleur désastreuse.
Relatant les déboires sexuels et intoxiqués de son narrateur, le premier roman de Luc Caregari, quand il décrit la solitude et la misère sexuelle occidentales, s’assimile parfois à une misanthropie houellebecquienne saupoudrée d’hallucinogènes et passée à la moulinette de la satire sociale luxembourgeoise, où la paresse de fonctionnaires passant leur temps de travail à se branler, la virilité machiste des soldats à la caserne tout comme l’autorité intraitable de la grande-duchesse, « une des pires créatures imaginables », en prennent pour leur grade. Le cynisme souvent assez jouissif du narrateur n’est pas sans rappeler certaines pages de Dimitri Verhulst, qui avait à son tour raillé l’aspect quelque peu incestueux de tout pouvoir royal en prenant pour exemple notre grand-duché. Pourtant, la colère de l’angry young man peine parfois à convaincre du fait que sa raillerie, tout comme les institutions qu’elle cible, tombent dans un schématisme un peu grossier. Ainsi, notre narrateur n’aime pas le postmodernisme inconfortable des TGV, auxquels il oppose avec nostalgie les bons vieux trains Corail, qui « avaient encore une âme ». Bien que de telles affirmations nous le rendent sympathique, ses propos demeurent souvent trop simplistes. Comme pour contrecarrer à ces manichéismes, le roman développe, malgré sa brièveté, nombre de pistes qui ne sont qu’esquissées, au point que l’œuvre semble par endroits rapiécée, décousue. Certains épisodes jouissifs en soi, comme l’épisode du sauna chez Zora ou la rencontre avec l’hermaphrodite Pierre-Marie à Paris, sont trop peu développés pour s’intégrer avec souplesse dans la machinerie narrative du roman, quoique l’isotopie libidinale tout comme le jeu sur les binarismes gender soient menés avec habileté par l’auteur. L’expérience hormonale, qui est au cœur de la narration, est annoncée au cours de 90 pages pour être en fin de compte traitée à la va-vite en une quinzaine de pages.
Ailleurs, les bonnes idées d’une histoire qui se termine peut-être trop tôt sont quelque peu gâchées par un style qui doit encore se chercher et qui s’empêtre trop souvent dans une oralité assez peu littéraire ainsi que dans une désinvolture qui, par moments, verse dans la malhabileté. Ainsi, les mots passe-partout pullulent, les répétitions peu élégantes sont légion et les maladresses syntaxiques paraissent trop peu travaillées pour qu’on puisse les attribuer au compte de l’oralité. La tendance à vouloir écrire « comme on parle » fonctionne assez mal, surtout quand des erreurs agaçantes (comme « sur l’internet ») essaiment et alourdissent le roman et que des coquilles fort nombreuses traduisent, plus du côté de l’éditeur que de celui de l’auteur, une certaine indifférence face à l’objet imprimé, qui aurait mérité un travail plus accompli tout comme une relecture plus conséquente.
En fin de compte, le roman-conte de Caregari ne va pas assez loin dans sa cruauté visée : la parodie sociale, le côté immédiat du style, l’intrigue toute en vitesse, tout cela reste en fin de compte trop sage. Comme chez Houellebecq, l’ennui et la misère dont est accablé le narrateur ne sont jamais vraiment transcendés, restent trop souvent simplement mimés – comme si le redoublement, en fiction, des tracas d’une existence pouvait, dans son caractère purement représentationnel, mimétique, se justifier en soi, se suffire à lui-même. Pour le philosophe Clément Rosset, c’est la grandiloquence qui permet – entre autres – à la littérature de dépasser, de transcender un réel qu’elle ne ferait autrement que copier. Et c’est dans les (trop rares) moments de cruauté grandiloquente – la baise sous psychotropes et la peinture corporelle sanguinolente qui s’ensuit, l’expérience hormonale – que Caregari devrait chercher son inspiration pour ses projets à venir.