Palerme pour horizon

d'Lëtzebuerger Land du 11.04.2025

Tout annonce le deuil ce soir-là sur le plateau du Grand Théâtre. L’épaisse obscurité qui envahit la scène, d’où l’on ne distingue, côté jardin, que trois instruments de musique (un harmonium, deux saxophones). Puis le silence solennel dans lequel un homme vêtu de noir fait son entrée. Il s’agit de Gianni Gebbia, illustre saxophoniste de free jazz originaire de Palerme qui fut un proche collaborateur du metteur en scène Heiner Goebbels. Quelques notes s’élèvent, qui peu après s’essoufflent, jusqu’à expirer : aux sonorités mélodieuses succède le souffle muet et sec de Gianni Gebbia, cependant que l’on entend plus que le cliquetis des touches où se faufilent ses doigts, comme si un squelette s’était mis à danser. Issue du silence, la musique de Gebbia y retourne amèrement, pour atteindre finalement « l’os » de l’instrument. Fini de jouer.

C’est alors que se déploie une grande tapisserie, Le Triomphe de la mort, réalisée au 15e siècle par un peintre anonyme pour la cité de Palerme, alors en proie à la peste. L’immense fresque (6 x 6,42 m), reproduite ici à échelle un, envahit toute la scène. Ce n’est pas anodin, car Le Triomphe de la mort constitue un personnage à part entière d’Invisibili, la danse macabre pour cinq interprètes et un musicien, imaginée par Aurélien Bory qui s’est tenue à deux reprises. Que nous montre-t-elle ? Au centre de la fresque, un cheval aux chairs flétries, élancé dans un galop apocalyptique, porte sur son dos un squelette dardant à l’aveugle ses flèches de mort. Riches ou pauvres, jeunes ou vieux, femmes ou hommes, la mort égalise, humilie, rapporte toute vie à son caractère provisoire et limité, révoquant à jamais toute promesse d’éternité. Et que dire de ce groupe de mendiants, en marge de la fresque, qui ont une vie si pénible qu’ils souhaiteraient pouvoir l’abréger au plus tôt ? On pense à la conclusion (ouverte) d’Accattone (1961), de Pier Paolo Pasolini, dont le protagoniste laisse échapper dans un dernier souffle : « Mo sto bene… » (« Je vais bien maintenant… »). C’est en tout cas parmi les déshérités du Triomphe de la mort que se trouveraient le peintre et son assistant, les seuls personnages à nous regarder dans les yeux. Le premier autoportrait de l’histoire de l’art réalisé sur fresque, paraît-il.

Matrice figurale de ce spectacle, la reproduction de cet emblème de Palerme ne se limite pas à une fonction décorative. Bien au contraire, Aurélien Bory en exacerbe la fonction dramatique, se montrant particulièrement créatif dans cette voie. Les cinq danseurs intègrent à leur composition chorale sa présence, la touchant, l’utilisant comme un paravent derrière lequel apparaître et disparaître, comme par magie. L’une des danseuses fait parler les personnages qui y sont représentés, et dont certains convoquent les arts : danseuses et musiciens y ont leur place, comme sur la scène d’Invisibili. Souple et malléable, l’immense toile sert par ailleurs à draper les corps, à donner forme à certaines figures de l’iconographie chrétienne (Piétà, Vierge à l’Enfant), lorsqu’elle n’est pas animée d’un souffle qui reproduit le déchaînement de la mer en pleine tempête.

Un public étonnamment jeune est venu en nombre assister à Invisibili. Tant mieux, la danse comme le théâtre étant par excellence les lieux du présent et de la présence. Si la fable iconographique chorégraphiée par Bory s’ancre dans l’histoire de Palerme, c’est pour nous rappeler que la cité portuaire est pétrie d’influences culturelles (grecque, romaine, normande, arabe). Qu’elle est un carrefour au cœur de la Méditerranée, aujourd’hui encore ; longtemps associée à la mafia, la capitale de la Sicile s’est distinguée ces dernières années par une politique municipale volontariste et hospitalière à l’égard des réfugiés, à rebours de la xénophobie de l’actuel gouvernement italien. L’un des interprètes retenus par Aurélien Bory est originaire du Nigeria et a échappé de peu à la mort. Il se nomme Chris Obehi, et fait partie de ces hommes et femmes qui ont traversé dans des conditions périlleuses la Méditerranée. Il est aujourd’hui danseur professionnel, chante en palermitain et entonne au côté des autres danseuses le très bel Hallelujah de Leonard Cohen. La peste qui sévissait autrefois à Palerme devient, ici, un fléau de notre temps : le cancer. Là encore, Bory relie des éléments de la fresque à la vie intime de ses interprètes. On découvre ainsi qu’une des danseuses du spectacle a été atteinte d’un cancer de sein ; entourée de blouses blanches dans une scène qui lui est consacrée, on voit la jeune femme passer de mains en mains, de médecins en médecins, réduite à n’être plus qu’un objet d’étude pour la science…

Outre la confrontation avec Le Triomphe de la mort, cette qualité de présence se traduit par le choix de recourir à des interprètes palermitains, et de faire entendre en certains passages la vivacité et l’expressivité du dialecte sicilien. Une scène flirtant entre transe et spiritisme est particulièrement impressionnante, avec des chaises grelottantes sur place, de façon autonome. C’est enfin un hommage évident au Palermo Palermo (1989) de Pina Bausch, pièce qui a profondément bouleversé Aurélien Bory. C’est dans le même théâtre de Palerme, celui du Biondo, que son spectacle a été produit, soutenu par de nombreux partenaires dont les Théâtres de la Ville de Luxembourg. Et pour le chorégraphe français, les quatre danseuses d’Invisibili – Valeria Zampardi, Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitaresi, Arabella Scalisi — sont « comme les filles de Pina Bausch ».

Loïc Millot
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