D’une asbl sans bureau fixe à une Maison pour la danse,
le Trois C-L fête ses trente ans et l’évolution éclatante
de la création chorégraphique au Luxembourg

Dansez, maintenant

Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 11.04.2025

Jeudi 3 avril à la Banannefabrik à Bonnevoie. Le rendez-vous mensuel « Le 3 du Trois » revêt des atours particuliers. Le public se presse pour assister à une série de spectacles un peu particuliers : trente pièces courtes commandées à trente chorégraphes pour célébrer les trente ans du Trois C-L (pour Centre de création chorégraphique luxembourgeois). Une soirée festive où ont été montrées des facettes très diverses de la création chorégraphique du Luxembourg : plus ou moins physique, plus ou moins musicale, plus ou moins abstraite, revendicative, théâtrale… La grande vitalité actuelle du secteur est le fruit d’un long développement et d’un travail important de la part d’une poignée d’acteurs engagés qui ont su convaincre les pouvoirs publics de les soutenir. D’un art de niche, sans ancrage traditionnel local, la danse contemporaine s’est largement répandue au Luxembourg. Aujourd’hui, le Luxembourg compte environ 45 artistes chorégraphes professionnels ainsi que des danseurs engagés internationalement. Tous les théâtres et tous les centres culturels du pays programment de la danse et plusieurs en produisent.

Pour mesurer cette évolution, il faut remonter un peu plus dans l’histoire. Dans les années 1970-1980, s’intéresser à la danse, c’était principalement aller voir des ballets. Des spectacles importés dans la programmation des théâtres avec les ensembles classiques ou modernes de Maurice Béjart, Jiří Kylián ou John Neumeier, Certes une classe de danse classique avait débuté au Conservatoire de la Ville de Luxembourg en 1972, suivie par l’introduction de la danse moderne en 1978, puis du jazz en 1983, mais la danse (comme beaucoup de pratiques artistiques à l’époque) était perçue comme un loisir et non comme un métier. Parallèlement, les conservatoires d’Esch et du Nord, ont intégré la danse dans leur offre de formation, respectivement en 1984 et 1987, renforçant l’ancrage institutionnel de la discipline. Jusqu’au milieu des annes 1980, la danse contemporaine restait largement absente des scènes et des classes.

Le Festival Cour des Capucins, initié en 1985 par Marc Olinger, directeur du Théâtre des Capucins, Christiane Eiffes, professeur de danse au Conservatoire de Luxembourg, et Normando Torres, fondateur du Festival de la Grand Place à Bruxelles a pour la première fois offert une plateforme à de jeunes chorégraphes, d’abord venus d’ailleurs. Progressivement, des créations luxembourgeoises ont été intégrées à la programmation. Autre initiative ambitieuse, dans le domaine de la danse classique, l’Euroballet, allait apporter un nouvel engouement pour la danse. « L’idée était que cinq danseurs viennent de chaque pays européen et montent ainsi une troupe basée à Luxembourg. Mais ça n’a pas fonctionné. Il manquait les salles de répétition, les logements, les infrastructures », se souvient Christiane Eiffes. « C’était un truc un peu mégalomane, qui ne pouvait pas prendre racine, le Luxembourg n’était absolument pas prêt », complète Bernard Baumgarten, directeur du Trois C-L depuis 2007.

Malgré les difficultés, cette expérience a démontré l’intérêt croissant du public pour la danse. Christiane Eiffes suppose: « Le ministère de la Culture avait dépensé beaucoup d’argent dans cet Euroballet. Il s’est dit qu’il ne pouvait pas avoir investi pour rien et a voulu construire une structure plus pérenne. » Le Théâtre Dansé et Muet (TDM) voit ainsi le jour, regroupant une dizaine d’associations, des conservatoires et écoles privées ou encore des festivals. Le nom, choisi pour englober le théâtre gestuel ou le pantomime, prêtait à confusion. Après des appels d’associations de sourds et muets, il a été changé en Théâtre Danse et Mouvement, gardant les mêmes initiales. Dans le sillage de l’année culturelle 1995, des chorégraphes comme Malou Thein, Bernard Baumgarten et Jean-Guillaume Weis réalisent les premières productions de cette structure. « On vivait tous à l’étranger en tant que danseurs professionnels et on a vu que quelque chose allait éclore ici. On a revendiqué le droit de venir travailler au Luxembourg », appuie Baumgarten. Les années suivantes voient apparaître d’autres danseurs et danseuses qui viennent au Luxembourg après avoir été formés ailleurs: Annick Pütz, Sylvia Camarda, Anne-Mareike Hess, Gianfranco Celestino, Hannah Ma, Anu Sistonen ainsi que Yuko Kominami.

Le TDM était une association légère, sans bureau fixe, sans salle de cours ou de répétition. Elle s’est progressivement structurée et professionnalisée, avec un budget assez bas, mais assuré. Le travail s’est cristallisé autour de la création et des chorégraphes. « Les choses sont devenues un peu plus faciles, un peu plus visibles, un peu mieux soutenues, avec de plus en plus de coproductions », rembobine Christiane Eiffes, cheville ouvrière du dispositif.

En 2005, après dix ans d’existence, une convention avec le ministère de la Culture permet un changement de statut et une avancée dans la professionnalisation de la danse. Le TDM devient le Centre de création chorégraphique luxembourgeois (résumé en Trois C-L), avec l’accent sur le mot de création. Les fonctions et missions ont été précisées et élargies : accueil et production pour les artistes, actions de développement des publics, programmation artistique et mise à disposition d’informations.

La deuxième année culturelle, en 2007, offre un nouvel élan avec le programme Dance Palace, un centre de création chorégraphique éphémère, installé dans un ancien entrepôt de Bonnevoie, la Banannefabrik. « C’était assez délabré, il y avait des arbres qui poussaient à l’intérieur… On a mis l’eau, le chauffage et l’électricité pour accueillir des chorégraphes de la Grande Région pendant six mois », sourit Bernard Baumgarten. En tout, 18 créations transdisciplinaires ont été menées, avec des présentations du travail au public à la fin de chaque mois. « On a connu un très grand succès parce que c’était la première fois qu’on dévoilait le processus créatif au public. » Ce succès, et le lobbying porté par plusieurs associations de théâtre et de danse (rassemblées sous le nom État d’urgence), ont ouvert la voie à une rénovation des lieux en bonne et due forme. « On a tous dû se débrouiller avec un bout d’élastique et un bout de ficelle. On n’a jamais eu peur de mettre les mains dans le cambouis », retrace le directeur. En 2011, le Trois C-L s’installe à la Banannefabrik, devenant un véritable lieu de référence pour la danse contemporaine avec trois studios de danse, des bureaux et des espaces communs où les artistes peuvent travailler, manger, ou simplement se rencontrer.

À l’image des sorties de résidences organisées au Dance Palace, les soirées « 3 du Trois » (les 3 de chaque mois, quel que soit le jour de la semaine) donnent au public l’accès aux spectacles en train de se faire, d’en suivre le développement et d’échanger avec les artistes. « Tout en restant avant tout un lieu de création, de répétition, pas une salle de spectacle », précise le directeur. Il constate que le public actuel n’est plus seulement un consommateur passif, mais se montre de plus en plus demandeur de médiation vis-à-vis des œuvres et des artistes. « Les gens posent des questions, veulent comprendre d’où viennent les artistes et leurs idées. Ils donnent leur opinion. » La proximité physique du dispositif de la Banannefabrik ajoute une dimension émotionnelle à cette rencontre. Des introductions avant les spectacles, des « bords de scène » après, constituent une « école du regard », essentielle dans le domaine contemporain où les repères traditionnels sont brouillés voire absents.

D’ailleurs le terme même de danse contemporaine est difficile à cerner. Les chorégraphes collaborent forcément à d’autres disciplines, la musique, les arts plastiques, le théâtre, la vidéo, les sciences, la littérature voire l’intelligence artificielle ou la robotique. « C’est encore le terme qui est utilisé, mais il faudrait passer à autre chose. On pourrait dire simplement spectacle. Tout est permis en danse contemporaine, parfois jusqu’à ne pas danser », estime Bernard Baumgarten. Il décrit une performance où William Cardoso qui se fait tatouer en direct sur le plateau, en disant un texte très virulent pour affirmer et revendiquer son homosexualité. Le message est très fort, compris immédiatement et témoigne d’une urgence de l’artiste. « Ce qui compte, c’est le goût du risque : Ce que l’artiste a dans le ventre, qu’il veut exprimer est plus intéressant qu’une belle variation de mouvements, techniquement bien faite, mais sans âme. »

« La création contemporaine luxembourgeoise reste une niche par rapport à l’ensemble des spectacles », constate Jérôme Konen, le directeur du Kinneksbond à Mamer où il coproduit au moins deux créations chorégraphiques par an. Il mesure la diversité des approches des différentes maisons culturelles, les unes optant pour des accueils très prestigieux et parfois très chers qui attirent beaucoup de monde. Les autres valorisant l’émergence de jeunes. D’autres encore travaillant avec des artistes en résidence. Longtemps, les grands noms de la danse invités au Luxembourg (Anne Teresa de Keersmaeker, Josef Nadj, Sascha Waltz, Hofesh Shechter, Akram Khan, Angelin Preljocaj…) ont détourné l’attention du public par rapport à la scène nationale. C’est moins vrai aujourd’hui avec les nouvelles générations de chorégraphes qui imaginent, développent et construisent leurs productions à l’international.

Dès les débuts, la diffusion internationale des créateurs du Luxembourg est apparue comme une évidence. « On ne peut jouer que quelques dates au Luxembourg, il faut chercher plus loin, d’autant que, vu d’ici, l’étranger est au bout de la rue », pointe Baumgarten. Ainsi TDM était déjà membre fondateur du réseau de diffusion européen Aerowave et a développé des partenariats avec des plateformes en France. Aujourd’hui, une vingtaine d’échanges internationaux sont mis en place en Europe mais également en Asie ou au Canada. L’idée est d’envoyer les chorégraphes luxembourgeois dans les structures à l’étranger et de recevoir d’autres chorégraphes en retour. Bernard Baumgarten détaille : « Ce n’est pas simplement pour transmettre des clés des studios. Ce sont de véritables moments d’échange qui mènent à des collaborations. »

Cette ouverture internationale est peut-être ce qui caractérise le plus la danse au Luxembourg : sa spécificité est de ne pas en avoir. « Dans un pays où il n’y a pas de formation professionnelle pour la danse, il est évident que ceux qui s’y destinent vont étudier à l’étranger. Ils ont la facilité des langues, ils peuvent aller où ils veulent. Ils reviennent avec des influences très diverses », constate Bernard Baumgarten. « Selon les pays, les écoles, les professeurs, les chorégraphes qu’ils rencontrent, ils vont développer des techniques différentes, des discours différents », renchérit Jérôme Konen. Ils concluent tous les deux qu’il y a autant de styles que de chorégraphes et que c’est ce qui fait la force de la scène luxembourgeoise. « À l’international, ce que l’on cherche, c’est la singularité, c’est l’originalité. C’est un atout de ne pas être trop localisé, sinon, on verse dans une sorte de folklore un peu passéiste », argue Christiane Eiffes.

La croissance du secteur et la reconnaissance des artistes sont allés de pair avec un engagement public croissant. Le programme pilote d’aide à la structuration des compagnies chorégraphiques, avec des conventions et des subsides (245 000 euros en 2024), les bourses d’aide à la création, les résidences internationales ont permis l’accélération du développement de cette scène. « Non seulement des danseurs et chorégraphes, mais aussi des métiers annexes comme la gestion des productions et de la diffusion ou les aspects techniques. Ce fut un bon choix qui pourrait servir de modèles pour d’autres secteurs artistiques », soutient Jérôme Konen.

En juillet 2023, dans la foulée du Casino Luxembourg ou des Rotondes, le Trois C-L est devenu un établissement public. Après avoir plafonné autour de 500 000 euros, son budget a augmenté : 684 000 euros en 2024, 900 000 euros cette année et des perspectives de croissance pour les années à venir. Dans le même temps, le nom a encore changé pour s’adjoindre « Maison pour la danse ». « Nous pensions prendre trois à quatre ans pour opérer cette transition vers la Maison pour la danse. Avec la loi sur les établissements publics, le calendrier politique a précipité notre transformation », explique Baumgarten. Les futures prérogatives ne sont pas encore clarifiées. Et ni l’équipe, ni le conseil d’administration ne veulent de précipitation.

La première étape sera un agrandissement des lieux à Bonnevoie. Le parking adjacent va être transformé d’ici à 2028. Sont prévus un nouveau foyer, des bureaux, des vestiaires et une salle de spectacle des gradins et 120 places. Pour le contenu de cette Maison pour la danse, l’heure est aux consultations des artistes pour recueillir leurs avis et suggestions. « Nous avons des rendez-vous mensuels thématiques pendant six mois. Viendra ensuite un rapport avec nos priorités et notre calendrier », détaille le directeur. La seule échéance qu’il annonce est celle du 19 avril 2029 : « J’aurai 65 ans et tout sera en place au grand bonheur ou à la grande misère de celui ou celle qui va me succéder. »

France Clarinval
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