C’est juste la vie des femmes

Photo: Bohumil Kostohryz
d'Lëtzebuerger Land du 04.04.2025

« Les contes de fées finissent rarement comme ceci : Ils se marièrent. Et quelque temps après, le prince dit : Je ne t’aime plus... Mais dans la réalité, c’est très fréquent. » Frédéric Beigbeder était finalement plutôt optimiste quand il intitulait, en 1997, un de ses romans L’amour dure trois ans. Et encore sommes-nous, comparés à d’autres espèces, des persévérants, en matière d’amour : « La phase amoureuse chez les humains est de un à deux ans. Chez les chiens : trois mois. Chez les éléphants : quelques jours. Chez les oiseaux : quelques minutes. Plus ils sont libres, moins l’amour dure longtemps. »

Adaptation libre de quatre BD de l’autrice et journaliste Liv Strömquist, autant qu’une pièce percutante sur la façon dont on fait depuis toujours commerce des sentiments, des corps et des attentes des femmes pour faire tourner la machine en fin de compte capitaliste de la libido, Une rose plus rouge commence avec une rupture amoureuse et de la douleur qui l’accompagne. Car une rupture, c’est un triple deuil : du soi qu’on a été dans la relation, de l’autre, et de la relation qui finit. Raison pour laquelle Diane (Sophia Fabian), larguée, se sent mal, du matin au soir.

Quand elle fait interruption dans une conférence de yoga que donne Elie (Cyrielle Rayet), sorte de chamane survoltée et, surtout, révoltée, les choses prennent un tournant de plus en plus surréel : centrée sur la psychomagie, qui permettrait de digérer un événement traumatique en le rejouant, la conférence se resserre autour de la personne de Diane, qu’Elie invite à monter sur l’estrade afin de relire sa vie amoureuse à l’aune de la marchandisation des désirs et des corps. Une marchandisation dont souffrent avant tout et même exclusivement les femmes, puisqu’elle est un des corollaires de ce fléau qu’est le patriarcat.

Après qu’Elie ait incité le public, au cours d’un des nombreux moments interactifs de la pièce, à participer au yoga, elle encourage Diane, photographe, à monter sur scène. Elle raconte alors l’échec terrible que l’expo qu’elle vient de monter et qui avait pour objectif de montrer des femmes âgées, exposant les imperfections des corps, leur vieillissement, leur sortie du marché du désir qui s’accompagne d’une invisibilisation de la personne toute entière : « Il me tarde d’être une petite vieille qui mange des gâteaux dans l’après-midi, d’être en dehors du grand marché du sexe », lui répond Elie.

Sauf que les sujettes de l’exposition, n’ont subitement plus voulu qu’on les expose. Peut-être parce que, voyant leur vieillissement figé sur l’image, elles refusaient de se laisser esthétiquement et politiquement instrumentaliser par l’artiste. Peut-être aussi que, simplement, elles ont changé d’avis comme il arrive fréquemment aux hominidés de changer d’avis. Elle n’avait cherché qu’à montrer qu’on a besoin d’aspérités, explique Diane. Parce que les corps lisses d’une Kylie Jenner ou d’une Kardashian, qui hantent cette pièce comme des entités antithétiques là où Marylin Monroe ou Sissi l’impératrice, au corps aussi ridé que « les montagnes qui l’entouraient pendant ses promenades », en constituent le lieu même de l’agôn, que ces corps de mannequins ne correspondent à aucun réel hormis le leur, fabriqué, artificiel. C’est ce qu’a récemment montré, sans que cela fût toujours compris, Coralie Fargeat dans The Substance, en filmant une Margaret Qualley à la peau aussi lisse que le « glaçage d’un gâteau » ou la « surface d’un comprimé ». Car si Deleuze et Guattari avaient compris le potentiel libérateur du corps considéré comme machine désirante, les corps dont on veut désormais nous faire rêver sont devenus des machines qui tournent à vide.

Et nous avons besoin de les voir, ces corps exposés au temps, parce que, si Leonard Cohen a dit que « there’s a crack in everything, that’s how the light gets in », il faut pareillement aménager des rides, crevasses, failles afin que nos corps puissent devenir les lits des rivières de nos émotions, les mappemondes de nos souvenirs, les palimpsestes de notre vécu. Si nos corps sont sans accrocs, rien n’y fera plus entrave. Et sans entrave, pas de mémoire, pas d’identité, pas d’art.

En réponse, le théâtre de Christine Muller se fait au contraire l’espace de toutes les aspérités possibles : mêlant la performance et l’improvisation à des séquences plus ordonnées et écrites, se permettant d’investir le bar du TNL, Une rose plus rouge est la mise en scène la plus décomplexée qu’il nous ait été donné de voir de la jeune metteuse en scène, qui donne corps et image aux textes engagés, polémiques et drôles d’une autrice faisant parfois penser à une version plus loufoque de Virginie Despentes ou de Valérie Solanas, dont le SCUM Manifesto fut, il y a une semaine, au centre de l’Elektra de Filip Markiewicz.

Après La visite au TOL, un texte d’Anne Berest sur une femme qui ne veut pas être mère mais s’en rend compte un chouïa trop tard (l’enfant est là, que tout le monde veut voir), et, il y a tout juste deux mois, Ladies Football Club de Stefano Massini au Centaure, Une rose plus rouge est la troisième mise en scène de Christine Muller en l’espace de quinze mois. Des fils rouges esthétiques et thématiques commencent à se dégager de son travail : qu’il s’agisse de la maternité, des loisirs ou de l’amour, Christine Muller les éclaire, de concert avec des textes forts, sous le prisme du rôle de la femme dans la société, construisant lentement une œuvre qui elle-même cherche à démolir – ou serions-nous tentés de dire dé-mollir – des structures narratives et des dramaturgies convenues, trop longtemps associées à une façon masculine de raconter le réel.

Peu importe qu’elle soit liée au fait que le travail d’adaptation, désentravé du sentiment de fidélité qu’on éprouve quand on met en scène un seul texte, se dissémine ici sur plusieurs œuvres ou qu’elle soit le résultat de la transmédialité – il est assez rare de voir adapter au théâtre des BD. La liberté qui se dégage de la mise en scène est telle qu’on a l’impression que la metteuse en scène voulait laisser une aire de jeu proche d’un défouloir à ses comédiennes.

Elles en profitent pour, précisément, se défouler avec élégance. Partant d’une mise en scène qui n’est foutraque qu’en apparence et dont les multiples trouvailles répondent à merveille à la colère inhérente au(x) texte(s), le trio féminin qui insuffle vie à ces textes et séquences convainc. Cyrielle Rayet épate le public par un jeu aussi physique que fulgurant, Sophia Fabian est d’abord juste et précise en Diane, puis toute en métamorphoses inattendues sur la fin (la séquence sur la moto est drôlissime), toutes ces séquences étant enveloppées par les mélodies lancinantes que Mélanie Gerber pose sur des nappes sonores planantes dignes d’un Badalamenti.

Le revers de la médaille de cette liberté, c’est que, vers la fin, on a quelquefois l’impression que ça s’effrange, ce qui est surtout lié à l’impression qu’on voit un peu trop les sutures entre les différents textes. Mais quand Elie commence une liste de tous les destins de femmes brisées qui se répètent de famille en famille et qu’elle conclut sur un laconique « c’est juste la vie des femmes », quand la pièce se finit sur une lueur d’espoir qui est aussi l’étincelle qui allume la mèche permettant d’en finir avec ces « hommes médiocres incapables d’exprimer leurs émotions », on se dit, après la déception que fut Téhéran-Luxembourg, que le TNL a bien fait de mettre partiellement l’accent, pour cette saison, sur des voix nouvelles. D’autant plus que dans sa programmation, il reste pas mal d’espace dévoué à ceux qui défendent une « conception toute masculine de la liberté. » p

Jeff Schinker
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